Vigie, mai 2017

 

 

 

DES CHIENS ET DES HOMMES

 

Vigiemai2017 12 

 

Il y a, dans le livre de Steinbeck Des souris et des hommes, une scène particulièrement pathétique dans laquelle les cow-boys du ranch obligent Candy, le plus âgé d’entre eux, à sacrifier son très vieux chien qui empuantit le baraquement. Ils argumentent, invoquent la souffrance de l’animal, promettent un nouveau chiot au pauvre vieux qui n’a pas d’autre choix que d’accepter et qui se recroqueville dans son lit en attendant que claque le coup de feu.

Pendant des années, j’ai interprété l’acharnement de ces hommes comme une manière de refuser leur propre fragilité : hommes rudes vivant dans une ferme, ils ne pouvaient être à ce point incommodés par l’odeur d’un chien, pensais-je, et c’était le spectacle de leur propre déchéance à venir qu’ils cherchaient plutôt à tuer. Candy le comprenait bien ainsi, lui qui cherchait ensuite à s’associer aux deux héros du livre pour acheter une baraque et s’assurer peut-être ainsi un minimum de confort pour ses derniers jours : « Tu as vu ce qu’ils ont fait à mon chien ? »…

Cela, c’était avant que ma chienne ne devienne vraiment vieille. Je ne savais pas à quel point peut puer un vieux chien. C’est affreux. Toute manifestation de tendresse devient une épreuve qu’on n’endure qu’en apnée ; la cérémonie du repas, pendant laquelle Patawa continue à battre de la queue et à sautiller sur ses pattes ankylosées au risque de tomber, serait peut-être supportable, si elle pouvait garder la gueule close au moins jusqu’à ce qu’on lui serve sa pâtée…

On se dit que l’amour humain est décidément peu de choses : Patawa, elle, continuerait à venir fourrer son museau humide sous mon aisselle même si j’étais à moitié gangréné, et la Siamoise Dana, qui lui a toujours été tellement attachée, continue à dormir contre elle ; on se bouche les narines en répétant à la pauvre bête qui n’y comprend rien et nous regarde de ses yeux voilés par la cataracte : « Casse toi, tu pues, et marche à l’ombre ! » ; et on comprend enfin les cow-boys de Steinbeck, qui avaient quand même bien le droit d’avoir une chambrée à l’abri d’une telle puanteur.

10 mai 2017

 

Ce contenu a été publié dans 2017. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.