Vigie, mai 2017

 

 

 

L’ÉTENDUE ET LE DÉSASTRE

 

Vigiemai2017 08

  

Bien sûr l’excursion tourne au désastre, tourne court, tourne mal – et moi je tourne les talons. On se trompe sur le bourg du départ, on ne trouve nulle part le petit pont censé servir de repère, on se heurte à une route forestière barrée où l’on s’engage à pied, on renonce, on repart, on roule jusqu’à la Chartreuse de Curière où l’on est tenté de quémander une place comme renonçant, puis recommence la marche maussade sur une piste forestière trop droite, absolument pareille à toutes celles qui partent de la maison et qui ne justifie en rien d’avoir tant roulé pour changer de massif. On s’arrête dans un sous-bois sans intérêt, on mange, les enfants jouent comme des fous entre les rochers, et je m’endors. (Michaux estime que dormir est toujours une manifestation de désintérêt vis-à-vis de la réalité ; je lui donne raison.)

 

Sieste très brève, réveil étrange. Tout de suite on sent les prémices de la petite métamorphose, à cause d’abord de la lumière qui passe à travers les jeunes feuilles d’un vert si lumineux des hêtres au-dessus de nos têtes, à cause de ce vert là.

Ne plus bouger.

Ne plus parler.

Quelque chose est en train de changer, de se détendre.

Quand on repart le sentier n’est plus le même.

 

Le voici d’ailleurs qui s’ouvre à mesure qu’on suit la crête des Charmilles – mais oui, le charme opère encore, et l’on n’y croyait plus. On passe le premier pierrier et c’est un paysage de début de printemps qui surprend, avec partout les jonquilles, le muguet en fleurs, les gentianes de Bavière et de Koch, et une combe ouverte et protégée qu’on ne connaissait pas et qui fait fredonner « j’en veux encore, des étendues » − car l’étendue, décidément, guérit.

« Il y a des mouflons par là-haut », dit le marcheur aux enfants ; on guette, on repère bientôt le troupeau (une trentaine de femelles, de petits, ainsi que quelques mâles dispersés sur une vire assez éloignée), on s’approche à pas de loup et voici toute une troupe de béliers dépenaillés par la mue qui déboule à quinze mètres de là : oh, le beau cor des cornes enroulées, le beau contraste entre le noir et le blanc du mufle – l’apparition d’un oryx n’impressionnerait pas davantage. Les bêlements résonnent dans toute la combe, et résonneront encore après notre départ. On gagne d’un bon pas le col de la Sûre, définitivement rasséréné.

« Des étendues, j’en veux encore… »

23 mai 2017

 

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