Notes du Pantanal

 

 

4.

Pousada Rio Claro.

 

 

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Mardi 11 avril.

 

Midi. Grand calme dans la pousada inondée et presque déserte. Quelques bruits de voix, sans éclats. Les oiseaux vont et viennent aux mangeoires : cardinaux, bruants, pénélopes marails (qui poussent parfois des cris affreux qui évoquent quelque paon enroué) et quantité d’autres se pressent sur cette île, cette arche de Noé. Une mygale s’est réfugiée avec ses œufs près de la piscine, qu’un petit serpent traverse en zigzaguant. Il parait qu’on n’a pas vu pareille inondation, à cette période de l’année, depuis quinze ans : les eaux, au lieu de baisser comme attendu, continuent à monter.

 

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Toute la matinée, nous partons en balade en barque avec Ronaldo, un jeune Brésilien désœuvré et manifestement ravi de nous montrer la faune locale.

Dès la sortie de la pousada, voici un cerf du Pantanal qui détale de derrière un buisson et s’enfuit en nageant bruyamment dans le pré inondé. Une troupe de singes hurleurs (de couleur noire, très hurleurs) s’agite dans les arbres : moteur coupé, la barque glisse silencieusement le long d’une clôture, puis nous sautons à terre pour les voir de près (ce qui fait la joie des colonies de fourmis légionnaires rassemblées ici, et qui nous attaquent jusqu’aux cuisses). En plus des babounes, nous observons aussi une espèce de « macaco prego », de couleur plus claire. Ronaldo voit tout, il scrute les berges du Rio Claro avec un œil de buse à tête blanche – d’ailleurs, celles-ci l’aiment bien, car elles attendent son passage juchées sur la cime des arbres et arrivent dès qu’il les appelle en sifflant pour leur donner des morceaux de viande. Cela me permet de photographier ce beau rapace, l’un de mes familiers en mon havre de Guyane.

 

 

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Après avoir débusqué quelques faons, biches et cerfs, nous remontons le rio. Ronaldo nous montre un serpent chasseur parfaitement camouflé, un iguane vert sur fond vert, un cabiaï énorme caché derrière la végétation, une autre troupe de babounes noirs, des « maria faceira », genre de canards à la tête bleue, puis une troupe de coatis que je photographie longuement.

C’est la première fois que je peux ainsi observer les coatis en pleine nature (malgré ses dents acérées qui incitaient à la prudence j’en avais tenu un dans mes bras au zoo de Saint-Laurent-du-Maroni, mais c’était un animal semi-apprivoisé). De lui, Edward Abbey écrit qu’il est « la plus étrange de toutes les bêtes du Sonora » (au Mexique). « Sa fourrure était brun rouille, sa queue arborait des anneaux clairs et sombres comme celle d’un raton laveur, animal auquel le chulu [autre nom du coati] ressemble. Mais celui-ci évoquait aussi un petit ours, avec ses longues pattes arrière et son pas chaloupé. On aurait dit un mélange de différents animaux, avec sa queue de raton laveur, sa démarche d’ours, son nez de cochon, son visage masqué de blaireau, ses longues canines de loup et son corps fin et efflanqué de renard ou de coyote ». J’ajoute que la troupe que j’observe aujourd’hui est composée d’individus très différents, mâles et femelles, jeunes maigrelets ou vieux briscard des hautes branches, certains à la robe sombre, d’autres au pelage roux flamboyant. Tous font preuve d’une agilité stupéfiante, marchant parfois debout sur les lianes ou les fines branches comme un funambule sur son fil, sans prêter la moindre attention à notre présence.

 

 

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Le retour est monotone, sous un soleil écrasant. Somnolence, ronron du moteur. Sitôt arrivés, nous plongeons dans la piscine entourée d’eau. Repas revigorant, courte sieste, puis nous repartons en coque sans moteur, pour ne rentrer qu’à la nuit tombée. D’abord, un peu gênés, nous expliquons à Renaldo qui se préparait à nous accompagner que nous ne voulons pas de lui, par crainte d’un tarif final qui dépasserait nos moyens de paiement. On le sent désappointé. Comme nous nous apprêtons à nous éloigner, il nous montre tout de même le caïman que nous n’avions pas vu, ce qui finit de nous rendre honteux. Il y avait en fait malentendu : sans doute grâce aux conditions exceptionnelles de la basse saison et de l’inondation prolongée de la pousada, il n’y a aucun supplément pour les balades guidées que nous offre Ronaldo, qui nous répète qu’il aime bien se balader de cette manière. Nous profiterons donc désormais de ses talents et de sa gentillesse du matin (très tôt) jusqu’au soir (très tard), et même pendant les repas à la pousada, car il aime manifestement tant son travail et la faune sauvage qu’il ne manquera jamais une occasion de venir nous chercher pour nous montrer une traversée de cabiaïs ou un nouvel oiseau. Nous repartons donc finalement avec lui, saluant au passage ce caïman qui garde la gueule ouverte pour favoriser la cicatrisation de la blessure que lui a laissée un gros hameçon…

PantanalconuresLongue glissade silencieuse à travers les prés et la forêt inondée. Le crissement des broussailles épineuses sur la coque alu semble un vacarme. Paysage dédoublé en miroir, d’une beauté inouïe. Des conures à tête couronnée criaillent de temps à autre – je reconnais ce petit perroquet du Suriname échappé d’une cage, tué naguère par Jean à Maripasoula, et que j’avais dessiné. Des fourmis ont construit leur nid de fortune sur de simples brindilles émergées : lorsque la coque les frôle, elles envahissent aussitôt ce nouvel îlot.

 

Ronaldo nous mène à travers les champs et les sous-bois dans un dédale dans lequel, seuls, nous nous serions probablement perdus, ouvrant parfois le portail de clôtures absurdes. Ce que nous espérons, c’est la rencontre avec les loutres, mais rien ne vient et le soir tombe. Nous nous engageons à travers la forêt, la végétation se fait de plus en plus dense. Soudain, notre guide s’agite : « otra ! otra ! » On entend des piaillements, auxquels il répond par des sifflements : voici enfin une famille de loutres en train de s’ébattre dans les eaux vives du Rio Claro, de l’autre côté de la forêt. Elles semblent occupées à jouer, on regarde leurs ventres clairs briller, tourner puis disparaitre dans le fleuve, et l’on garde en mémoire la beauté de ces visions trop fugaces…

 

 

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Retour à la lumière du couchant. Pleine lune. L’eau ne cesse de monter, et la pousada est de plus en plus inondée. Comment repartir ? Nous avons franchi tant de rivières ! Sommes-nous piégés ici ? Peu importe. Ce soir, ces eaux trop hautes nous obligent à rester à la pousada – mais demain, dès cinq heures, nous repartirons sur la piste en vélo, en pirogue, à pieds, à la nage…

 

 

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Mercredi 12 avril.

 

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5 heures du matin, l’eau a encore monté, presque au ras de la porte de notre chambre maintenant. Nuit. Grenouilles partout. Nous partons en barque admirer le lever de soleil dans les champs inondés. Jabirus, caïmans. Puis nous nous emparons de vieux VTT rouillés pour nous aventurer plus avant sur la Transpantanéira.

Vanneaux sur le chemin d’accès de la pousada. L’eau est partout, il faut souvent rouler en luttant contre le courant. La tempéraPantanal27ture devient peu à peu caniculaire. Un couple de très beaux oiseaux de couleur orange vif se lave dans une flaque, que nous observons ensuite au nid, mais dont le nom me reste inconnu. Un peu plus loin, c’est une nouvelle troupe de babounes particulièrement endormis, qui laissent leurs pattes pendre aux branches et ne daigne pas même nous jeter un regard. L’état de la route et la chaleur, cependant, nous pousse à rentrer bientôt, tant la progression est épuisante.

 

Retour morose ; cerveau en ébullition, je cherche en vain quelque coin d’ombre pendant que l’insolation fait tranquillement son travail…

 

Une autre tâche nous attend à l’arrivée: il faut absolument faire repasser la voiture de l’autre côté des deux dernières « flaques » que nous avions eu le tort de franchir, et qui se sont transformées en rivières. Il nous faut solliciter l’aide du gros tracteur de la pousada. L’opération, quoique spectaculaire, se déroule sans encombre.

 

Fatigue. Le repas de midi est interrompu par l’appel de Ronaldo, qui nous montre un troupeau de cabiaïs à demi endormis dans l’eau juste à côté de sa propre cabane. À le voir ainsi installé et s’occupant de ses bêtes, chiens et cheval, on se dit que notre guide est heureux (si ce n’est pas le cas, il feint le bonheur avec un talent extraordinaire).

 

Pousada écrasée sous le soleil. Murs trop blancs. Yeux brûlés, fatigue.

 

Intrépides malgré la fièvre, et surtout insatiables, nous repartons pourtant bien vite en canot le long du Rio Claro, dans l’espoir de surprendre à nouveau les loutres. Tico, le cochon-bois apprivoisé de la pousada, veut nous suivre ; Ronaldo, qui craint qu’il ne se fasse manger par un caïman, l’attrape par les oreilles et le ramène au débarcadère, et l’on entend au loin ses hurlements de cochon qu’on égorge. L’opération s’avère cependant inutile : sitôt que nous repartons, le pécari nous suit, file contre notre canot et disparaît de l’autre côté du rio ; sans doute ne reviendra-t-il pas avant plusieurs jours, car il est habitué à ce genre d’escapade.

 

 

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Vacarme des marails dans le grand arbre du dégrad – ce sont ceux-là dont les cris résonnent dès l’aube dans toute la pousada. Au bord du rio, nous observons encore un superbe héron en posture de parade ou d’intimidation.

 

 

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Lente descente silencieuse, moteur coupé, mais les loutres ne se montrent pas. Soudain, Ronaldo fait une embardée et nous conduit à terre. Course poursuite dans la végétation – des deux maïpouris (tapirs) qui s’apprêtaient à traverser, nous ne verrons que le derrière grisâtre dans la pénombre du sous-bois. Plus loin, à l’endroit même où nous avions vu les loutres, nous débusquons encore un faon ainsi qu’une bande de cabiaïs (l’un, surtout, est probablement le plus gras que nous ayons vu à ce jour).

Nous nous installons au bord de la rivière et pêchons des piranhas, cependant que la lune se lève (je me contente pour ma part de les nourrir en les laissant repartir avec l’appât). À mesure que la nuit tombe, les piranhas sont de plus en plus gros. Rumeurs de la forêt et de la rivière…

 

Rentrés dans l’obscurité, nous repartons une quatrième et dernière fois sur la piste, en tracteur cette fois – l’excursion semble particulièrement amuser Ronaldo. Sébastien capture de fort jolis bébés caïmans, puis nous dérangeons un très beau serpent vert qui s’était installé devant les phares du tracteur. Peu de bêtes, cependant, sur la piste que la lune éclaire davantage que nos faibles torches. Vacarme du tracteur. Yeux rouges des jacarés, formes fantomatiques des chevaux faméliques venus se réfugier au sec pour la nuit…

 

 

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Coucher vers 23h30, yeux brûlants. Demain, il nous faudra quitter la pousada Rio Claro pour essayer de refaire, en sens inverse, le chemin parcouru le long de la Transpantanéira.

 

 

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