Notes du Pantanal

 

 

 

7.

À la Fazenda San Francisco.

 

 

 

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Temps gris, air vif et sec dont la fraîcheur apaisante évoque aussitôt l’été en métropole. Calme ambiance de vacances familiales – on est pourtant au bout du monde, et en tout cas plus loin de chez soi qu’on n’a jamais été. Le décor est simple et chaleureux, sans la prétention de la pousada que nous avons quittée, avec des tables et des bancs en rondins bruts. La dame qui nous accueille est charmante ; elle a passé trois mois en France, à Toulouse, et se débrouille suffisamment avec le français pour que nous puissions nous comprendre. Ici, dit-elle après nous avoir le plus simplement du monde annoncé les tarifs (élevés mais raisonnables – lorsque nos amis reviendront, l’année suivante, dans l’espoir toujours dangereux de revivre quelques-uns des beaux moments passés ici, les prix auront doublé), il n’est pas rare d’observer les ocelots ou le jaguar, même s’il est plus facile de voir les animaux en juillet. La faune est exceptionnelle, car la chasse est interdite sur tout l’espace de la fazenda : après avoir des décennies durant tiré à vue sur les jaguars (quelques photographies macabres en attestent), les propriétaires ont accepté de participer à un vaste programme visant à permettre la coexistence des bovins et des félins, le « projeto Gadonça » (Gado et Onça, bovins et félins). Les bovins tués par les félins sont indemnisés, en grande partie par la France, incapable par ailleurs de les protéger sur son propre territoire guyanais. Des recherches scientifiques sont menées, et l’écotourisme apporte un complément aux activités de la ferme (on pourra donc considérer à bon compte que notre présence ici, malgré la débauche de kérozène occasionnée et une empreinte écologique irrécupérable, a quelque chose de bénéfique). Le troupeau est composé d’énormes vaches Montana (une espèce adaptée aux conditions tropicales) et Nelore. La fazenda elle-même couvre une surface de 14800 hectares, répartis en 7500 hectares de réserve forestière (« reserva florestal »), 3300 hectares de « pecuária » (terres pour le bétail) et 4000 hectares de « lavoura » (terres cultivées, je suppose). A priori, on ne devrait pas manquer d’espace – ni s’ennuyer, d’ailleurs…

 

 

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Un peu de musique vient du bar, et l’on savoure cet air joué par l’accordéon du Pantanal (treize ans plus tard l’enfant qui, alors lovée dans le ventre de sa mère, n’a pourtant rien pu voir ni entendre de la scène, joue de l’accordéon devant le bureau de son père, occupée à mettre au propre ces notes : chacun ses notes, et l’accordéon de Léo ajoute une nouvelle couche de mémoire à ces lignes, que je relisais sans émotion, avec un certain ennui même, mais que le simple fait d’interrompre de cette façon ranime car écrire mieux que lire ou simplement regarder des images figées transforme le passé mort en passé vivant, en passé présent, en présence).

On discute encore de l’animal aperçu ce matin, et qui était sans doute un de ces renards de Patagonie si communs ici.

 

 

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Nathalie et moi partons rôder dans les parages afin de repérer les lieux et de goûter la salubrité de cet air automnal (puisqu’il parait que c’est ici l’automne – il est vrai que nous sommes descendu loin dans le sud). Nous saluons les différentes espèces de perroquets rassemblés en nombre dans tous les feuillages, que je tente de photohraphier malgré une lumière toujours trop vive.

 

 

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De ce moment les notes prises en hâte ne disent rien de plus, et pourtant je me souviens qu’il fut l’un des plus touchants, des plus heureux, et si je ferme les yeux (pendant que Léo joue de plus belle et que le matin d’avril illumine mon jardin montagnard), je me revois, je nous revois. Je marche auprès de Nathalie. Nous sommes encore très jeunes, avec des visages très lisses, très purs. Nous marchons tous les deux, en amoureux, car nous l’étions, alors, je crois, après les troubles de ce premier éloignement qu’on avait alors su dépasser. Des chevaux qui semblent en liberté tant leur enclos est vaste se mettent à galoper, et l’on sent monter en nous l’énergie folle de leur course. Comme tout au long de ce voyage c’est encore un éblouissement d’oiseaux, des gerbes de plume qui éclatent en feux d’artifices bariolés dans le ciel limpide. Les perroquets se mêlent aux pigeons, taches vertes et taches grises sur fond de champ jaune. Il y a, dans certains arbres, autant d’oiseaux semble-t-il que de feuilles. C’est le paradis des oiseaux. C’est le paradis tout court, que cette Fazenda, ou, disons, hélas (car dans ce cas on pourrait s’endetter un peu plus, sauter dans un avion et y retourner), que ces moments vécus là-bas, ensemble, il y a plus de douze ans, à la Fazenda San Francisco dans le Mato Grosso do Sul, et je comprends enfin ce mouvement qui m’a soudain fait interrompre toutes les affaires en cours (alors que j’avais justement à faire des choses autrement plus urgentes) pour revenir à ces notes oubliées…

 

 

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Après un temps de repos et un bref repas à l’excellente « cantina pantanerira », nous montons avec un couple de Français de Sao Paulo et leurs trois enfants dans un puissant 4×4 équipé de sièges surélevés et d’un projecteur, pour une sortie nocturne à travers les champs et les bois. Les enfants, parfaitement bilingues, discrets et curieux de tout, nous racontent qu’ils ont vu le soir précédent trois ocelots et, tout contre la voiture, le grand tamanoir; on espère être aussi chanceux – si ce n’est pas le cas, on sait d’ores et déjà qu’on tentera à nouveau notre chance demain soir, voire après-demain.

Longue course dans ce vent frais du sud qui, à lui seul, méritait le déplacement (ce froid m’exalte et me rappelle que mon vrai lieu ne se trouve pas sous les tropiques). Le guide balaie la campagne de son projecteur. On observe le renard, quelques rapaces nocturnes, les petits lapins brésiliens (une espèce locale, qui n’a pas été importée), puis – merveille – deux grands fourmiliers (Tamandua bandeira), une biche, d’innombrables jacarés et cabiais…

 

 

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Lorsque le 4×4 approche de zones où dorment les oiseaux diurnes (hérons, aigrettes, etc.), le guide coupe le projecteur ou évite de les éclairer. Finalement, l’ocelot n’était pas au rendez-vous, mais on rentre ravis, et déjà impatients de recommencer.

 

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Dimanche 16 avril.

 

Temps plus gris, air sec et doux qui me brise le cœur parce qu’il évoque l’automne et que cela fait six ans que nous en sommes privés. Installé dans cette chaise longue face à ce paysage immense que vient clore, à l’horizon, une chaîne de petites montagnes, je savoure. Ce lieu est beau, le climat tempéré est le meilleur du monde, le monde résonne d’appels d’oiseaux (« arara ! » crie l’arara azul apprivoisé de la fazenda), de vent frais et de vie.

 

 

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Pour la première fois depuis le départ, je constate avec tristesse que le temps passe trop vite alors qu’il me vient une grande envie de rester là davantage. J’aime être sur cette terrasse, que l’on s’approprie, devant la tonnelle aux maracujas. Trois perroquets passent. Nathalie s’affaire sur le sac brésilien qui ferme mal. Une des nombreuses autruches de la fazenda contemple comme moi le paysage (il semble que ce ne soit pas une espèce importée). Un troupeau de moutons arrive en bêlant.

Ce matin-là, nous repartons marcher le long d’un rio, sur une piste rectiligne (nous ne parviendrons même pas jusqu’au premier virage…), et c’est le même festival de plumes vertes, rouges, bleues dans l’air gris clair. Caïmans et caïques à tête noire, conures couronnées et cigognes, superbe cardinal à tête rouge et jacanas, milliers de perroquets en vol – on traverse tout cela les yeux grands ouverts, incapables de se lasser… Délaissant le carnet, je tente d’en capter quelque chose avec l’appareil photo.

 

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L’après-midi, nous partons pagayer en canoë sur le rio Sao Domingo, un bras du Miranda, en compagnie d’un excellent guide qui connaît bien son sujet et avec lequel nous sympathisons. Retour sous la pluie. De gras caïmans sont rassemblés autour d’un bateau où était organisée une pêche aux piranhas : ils saisissent les poissons qu’on leur lance au passage, et l’on entend claquer leur mâchoire ; pendant ce temps, un héron se risque lui aussi à tenter d’attraper un poisson, mais la crainte de se faire à son tour happer par un caïman lui fait rater souvent son coup… Non loin de la fazenda, nous surprenons un jeune tamanoir dans un champ, qui s’enfuit en faisant des bonds de cabri. Il faudrait ici décrire la course du tamanoir, qui est un spectacle extraordinaire. Le grand tamanoir a, comme on sait, une longue queue très touffue qu’il traîne derrière lui – on croirait pour effacer ses traces. Le voir courir est aussi cocasse que de voir une mariée en robe piquer un sprint, et sa course aussi instable que celle de quelque adolescent filiforme et dégingandé aux longs cheveux obligé par un professeur sadique à faire du saut d’obstacles. Il court, néanmoins : il fallait le voir pour le croire.

 

Le soir enfin, après un repas rapide, nous repartons en 4×4. Cette fois, nous sommes seuls. Les deux guides, dont celui qui nous accompagnait en barque l’après-midi, sont bien décidés à nous montrer les félins – on sent que le jeu leur plait et que, touristes à transporter ou pas, ils sont prêts à y passer la nuit. Nous allons donc cette fois beaucoup plus loin que la veille (la balade durera plus de trois heures), en plein vent, sur des chemins défoncés. Le temps est couvert, menaçant, et des gouttelettes de pluie voltigent dans le faisceau du projecteur, mais l’absence de lune rend les conditions d’observation meilleures que la veille.

Bien vite, deux renards traversent, puis ce sont deux tatous qui fourragent dans les herbes, quatre cerfs, des lapins, des souris, plusieurs espèces d’engoulevents, deux chouettes effraies, un hibou, et enfin un premier ocelot, soudain pris dans la lumière du projecteur et qui nous regarde un moment, éberlué, clignant des yeux, avant de s’enfuir derrière une barrière. Voir la belle robe tachetée de ce félin délicat parmi la végétation est une grande émotion. La taille modeste de l’animal surprend (une pensée pour Sepulvéda – et son crétin de traducteur qui s’est trompé d’onça, faisant de l’ocelot, dans son sublime navet Le vieux qui lisait des romans d’amour, une bête sanguinaire capable de boulotter un homme, et même ne pensant qu’à ça…).

 

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Un peu plus loin, nous surprenons une femelle qui s’est installée dans un dépôt de matériel agricole, sous une dalle en béton : elle, se laisse approcher et photographier comme un bon gros chat domestique, ce qu’on fait avec quelques remords car on imagine qu’un tel dérangement n’est pas bon pour l’animal. Les guides nous affirment qu’il reste rare de les croiser et que le dérangement est minime…

 

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Plus tard enfin, comme nous traversons une sorte de grande savane couverte d’herbes hautes, le 4×4 fait une embardée et stoppe brutalement. Long silence. Les guides échangent des signaux et montrent du doigt l’horizon. Soudain je le vois, je devine ses tâches, ses épaules saillantes (c’est cette image qui restera gravée dans la mémoire), sa démarche de grand fauve : il s’agit bien, cette fois, d’Onça pintada, le jaguar. Lui, ne se laisse évidemment pas photographier et s’éloigne rapidement, semant la panique du côté des cerfs.

Le temps de se réchauffer en buvant un thé, et l’on se couche ravis, transis, épuisés. Sous les paupières closes défile de nouveau toute la procession des bêtes, avec le jaguar aux épaules saillantes qui referme la marche…

Lundi 17 avril.

 

 

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4 heures du matin, nous voici déjà debout, marchant bientôt un peu au hasard sur la piste détrempée. Est-ce parce que nous sentons que le temps presse et qu’il faut en profiter du plus que nous pouvons, toujours est-il que nous avons décidé de rogner encore un peu plus sur le temps de sommeil pour participer à la traite des zébus. Les enfants du couple français, deux filles et un garçon, se sont levés également et nous accompagnent. Nous observons d’abord les Brésiliens enlever les veaux à leur mère, les attacher et traire, puis nous nous essayons à la traite. J’ai l’immense plaisir de parvenir sans difficulté à faire jaillir le lait du pis de la bête – et tout de même, on a beau être vacciné contre la fièvre de l’exotisme, traire un zébu dans le Mato Grosso vaut bien l’iguane de Cendrars (je ne me souviens plus du titre de ce texte dans lequel il considérait que manger un iguane en Guyane, ce que j’ai fait, était le comble de l’exotisme…). On goûte, avec délice, ce lait frais, fumant, « bourru », moins fort cependant que ne l’est le lait de tarine…

 

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Un peu plus tard, au matin gris et frais, le ciel est une fois encore traversé par des centaines de perruches et de pigeons (ce mélange de gris bleuté et de vert fluorescent sur fond de nuages est parfait). Pendant que Delphine et Sébastien partent à cheval, Nathalie et moi retournons marcher dans les bocages, parmi les bœufs, les chevaux, les cabiais… Nous passons d’abord jusqu’à la décharge de la fazenda, où se rassemblent de nombreux charognards. Depuis que le temps est redevenu sec et frais, je suis repris par des crises d’allergie, comme l’été en métropole, signe certain que nous sommes en pays tempéré ; l’approche n’est donc pas toujours aussi silencieuse que je le voudrais…

Nous nous engageons entre deux canaux dont les haies grouillent de passereaux superbes (beau couple de sporophiles inconnus – je rate la photographie du mâle et dois me contenter de celle de la femelle, plus terne). Un grand arbre semblable à un chêne : des milliers d’oiseaux y sont agrippés comme de gros fruits multicolores – je crois bien n’avoir jamais vu une telle concentration d’oiseaux, sauf en Écosse dans les colonies d’oiseaux marins.

Montagnes bleues à l’horizon. On surveille les champs, espérant revoir la silhouette massive du jaguar (notre observation d’hier a fait le tour de la fazenda), mais on ne voit que des autruches. Parfois, la tête tourne un peu, à cause du manque de sommeil et de la lumière. On s’en retourne lentement après avoir salué les cabiais…

Rentrés devant la maison, sous la tonnelle aux maracujas, je constate que je n’ai plus de place sur ma carte mémoire pour prendre d’autres photos, alors qu’il reste tant de belles images autour de nous ! On ne sait comment les retenir – finalement, on se laisse aller, oubliant même à quel point tout cela est éphémère. Quand on s’endort, c’est pour revoir encore en rêve l’ocelot ou le jaguar fuyant à travers champs… On vit ici de beaux rêves.

 

Le soir, on repart en voiture (la nôtre) dans un paysage devenu presque hivernal. Troupes d’oies sauvages et de cigognes. Trois petits renards jouent sur la piste, que nous observons longuement. Je rate mes clichés de renards, mais aussi une photo de tatou fuyant le long de la piste qui aurait pu être belle (le bougre m’échappe, que je poursuis quelques instants, mais qui se cache finalement dans l’herbe).

Dès la nuit tombée, nous repartons une troisième et dernière fois en 4×4 avec, cette fois, une femme comme « pisteuse ». On revoit, plus furtivement que la veille, l’ocelot, ainsi que de nombreux cabiais et renards (un couple joue et se fait la toilette, un petit attrape une souris). Sont au rendez-vous chouette effraie, cerf du Pantanal et un grand fourmilier qui reste à côté de la voiture (le chauffeur, cependant, est pressé de rentrer et je ne parviendrai pas à le photographier ; je garde en mémoire le souvenir de cette longue langue et de ces pattes-sabots fouillant le sol à la recherche des fourmis…).

 

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On fait une fois de plus les bagages, car il faut repartir demain matin pour Bonito, dernière étape de notre voyage dans le Pantanal.

 

 

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