6.
Route de Corumba, pousada Passo do Lontra.
Vendredi 14 avril.
Nous filons sur la route de Corumba, en direction de la frontière bolivienne, sur cette route désespérément rectiligne qui traverse d’immenses étendues de champs, de plaines, de collines, de forêts rases. Bois canon tout le long, toucans toco partout. Bouquets de cocotiers et de palmiers épars. Beaux nuages, vaste horizon.
Sitôt arrivés à l’aéroport de Campo Grande, la taille de la ville nous a poussés à modifier nos plans : nous avons aussitôt loué une voiture et décidé de quitter l’agglomération pour rouler jusqu’à un peu plus de trois cents kilomètres au nord-ouest et passer notre première nuit dans le Mato Grosso do Sul en pleine nature. Depuis l’aéroport, où aucun guide ne vient nous importuner (nous ne sommes pas en période touristique), nous avons réservé à la pousada Passo do Lontra, « chaudement recommandée » par le Lonely Planet : « à 7 km du début de la piste, le long de l’Estrada Parque, l’excellente Pousada Passo do Lontra est une construction en bois sur pilotis caractéristique du Pantanal, environnée d’une faune abondante ».
Vaste plaine à céréales, guère plus attrayante que la Beauce, tout autour de Campo Grande, puis voici quelques points d’eau dans lesquels nous observons toute une troupe de spatules roses. Après le bourg d’Aquidauna, le paysage redevient sauvage : collines rappelant la Drôme, puis savanes « africaines ». Au village de Miranda, toucans et aras chloroptères semblent aussi communs qu’ailleurs, les pigeons bizets…
À présent, le soir tombe lentement et la lumière vire à l’orangé. Nous nous engageons enfin sur la piste. Silhouettes des cormorans séchant leurs ailes dans la lumière du couchant, poussière blanche, nuages roses. Nous surprenons, poursuivons et photographions un serpent étrange qui glissait comme une anguille sur le sable de la piste et que je pense être un petit anaconda. Nous traversons plusieurs ponts de bois, puis un plus vaste pont et un village de pêcheur d’apparence modeste (baraques en bois, on sort pour nous regarder passer). Il nous faut encore rouler et tourner un moment avant d’arriver à la grande pousada : il fait nuit noire, et nous marchons le long d’interminables passerelles sous lesquelles luisent les nénuphars blancs. Chalets de bois plutôt cossus, engoulevents et crapauds. À première vue, cela parait attrayant. À première vue…
On nous mène jusqu’au bureau qui sert de réception. L’atmosphère qui règne ici est très latino : lumière verdâtre, salle enfumée, regards en coin de quelques moustachus ventripotents affalés sur un billard… Vacarme dans les haut-parleurs : le tube planétaire de l’insupportable brailleur américain Sean Paul nous accueille. Derrière le bureau du patron, trois photographies encadrées : un arbre aux ibis à droite, un jabiru à gauche, et au milieu… un tas de dollars américains. Le ton est donné.
Trois quarts d’heure de palabres tendues plus tard, nous n’avons toujours pas réussi à savoir le prix d’une chambre pour la nuit. Nathalie mène les négociations en espagnol, mais à chacune de nos questions, l’affreux type sort sa calculatrice et, au lieu de répondre, tape machinalement des chiffres qui, probablement, ne correspondent à rien. Ce doit être une nouvelle forme de communication animale. Il souhaite absolument nous vendre, pour 600 reals par personne, des excursions dont nous n’avons que faire… Je fais mine de partir, mais nous n’avons malheureusement guère le choix : à moins de dormir dehors (ce que je préfèrerais), il est trop tard et nous nous sommes trop avancés sur la piste pour pouvoir espérer trouver une autre auberge, et nous n’en avons d’ailleurs pas vu d’autres en venant.
Le piège.
On finit par nous proposer un taudis pour 70 reals par personne, ce que nous acceptons ; il s’agissait probablement d’une nouvelle entourloupe ou d’une mauvaise blague (la baraque qu’on nous montrait n’était ni habitée, ni habitable) car pour 10 reals de plus, on nous installe dans une autre chambre correcte, que nous devons nous partager. Nous voici dans cette petite chambre, maussades et fatigués. Quel contraste avec la chaleureuse pousada Pluvial et le Mato Grosso ! N’aurions-nous pas dû rester où nous étions, et nous abstenir de cette deuxième étape ? Là dehors, un groupe de pêcheurs se saoule au whisky (nous les retrouverons au restaurant, où ils mangeront et boiront à eux seuls de quoi ravitailler un régiment). L’atmosphère est sinistre, et je finis même par trouver ce cul-de-sac oppressant.
Le soir, repas gras et indigeste – à l’image du reste. Course le long de la route. Entr’aperçu un mammifère, quelques cabiais. Couché sans douche et rêvé d’évasion.
Samedi 15 avril.
Levés avant l’aube, nous partons aussitôt pour une balade en voiture sur la piste ; un cerbère de la pousada court après nous pour vérifier que nous ne cherchons pas à partir sans payer, et il nous faut lui montrer nos bagages restés dans la chambre. Le long de la route, ce sont des dizaines de toucans toco qui se pendent aux branches des bois-canon comme de gros fruits surréalistes, mais aussi des buses à tête blanche et des troupes entières de perroquets Amazones ou de perruches au ventre blanc alignées sur les fils électriques comme des notes de musique sur une partition. Je photographie de nombreux oiseaux, dont ce couple de caracaras huppés à la lumière du soleil levant.
Comme nous revenons vers la pousada, le temps devient électrique et le gris très sombre du ciel rehausse encore le vert du paysage. À mesure que la pluie commence à tomber, nous constatons que la piste devient si boueuse qu’elle en est quasiment impraticable autrement qu’en 4×4 (on regarde quand même au passage les gros cabiais, les caïmans ainsi que ce très joli tangara blanc que nous reverrons par la suite régulièrement). Si nous ne voulons pas rester coincés dans cet endroit sinistre, il nous faut absolument partir sans tarder – ce que nous faisons. Au moment de payer, l’horrible individu d’hier se saisit encore de sa calculatrice et fait mine de se lancer dans de nouveaux et fastidieux calculs ; nous lui jetons les billets correspondant à la somme convenue et le plantons là. Il y a de très beaux singes à la robe dorée dans les arbres du domaine. Ma seule satisfaction est d’être parti en emportant involontairement les clés de la chambre, accrochées à un gros porte-clé en cuir en forme de poisson que je conserve comme un trophée…
La piste, entre temps, est devenue une patinoire, il faut conduire avec la plus grande prudence et en maintenant une allure aussi constante que possible – ce qui n’est pas toujours évident, au milieu des troupeaux de zébus que convoient ces cow-boys à l’allure terriblement exotique, et qui barrent régulièrement la route… La voiture patine, renâcle, mais nous en sortons quand même.
De la boue jusqu’aux vitres, nous filons en direction de Corumba. Nous roulons, roulons jusqu’à la frontière bolivienne, sans rencontrer aucune autre pousada. Nous faisons alors demi-tour et parcourons en sens inverse les 150 kilomètres qui nous séparent de Miranda (vols de toucans et d’aras macao). Nous avons repéré une fazenda (une ferme) sur la route, non loin du bourg ; le pompiste de la station où nous nous arrêtons nous explique qu’il est possible d’y dormir et nous donne la marche à suivre. C’est ainsi que nous arrivons finalement, en fin d’après-midi, fourbus et enchantés, au bout de la piste qui conduit à la Fazenda San Francisco.