Vigie, août 2021

 

 

 

« On ne retombe jamais en enfance »

 

Vigie0821 05

 

Chacun connaît le célèbre haïku : « Pisser dans les fleurs / le vent dans les arbres / chante », qui fait passer dans un esprit très japonais du trivial au cosmique sans nulle séparation ; Rimski, après une longue matinée de sieste sous la pluie (ou au bord de la pluie, car il s’installe à l’abri devant la porte de la cave) , risque cette variation pré-automnale : « Chier dans les noisettes / la voix du Gelon / chante ».

On suit cependant à peu près le même itinéraire que d’habitude, avec un arrêt rendu inévitable par la taille spectaculaire des girolles qui poussent sur le talus. Comme la pente est raide et que Rimski tire sur sa laisse, je suis bon pour une nouvelle chute, qu’amortit mon coude gauche : depuis que j’ai un chien, mes genoux et mes coudes s’ornent de croûtes comme en ont les gamins…

« On ne retombe jamais en enfance ? » Si, et même sans attendre la sénilité finale, car les chemins de l’adulte sont pleins de chausse-trappes, de pièges pas forcément néfastes dans lesquels on peut glisser, comme le capitaine Haddock dans Vol 714 pour Sydney, et au fond desquels on retrouve l’aventure, l’inattendu, le socle de nos vies. Ce peut être au détour d’une chanson, par la grâce d’une odeur, d’une saveur, d’une image retrouvée à l’improviste ou bien en refaisant certains gestes accomplis dans l’enfance comme, donc, de cueillir des girolles.

Quelques minutes cependant suffisent pour remplir le sac de géantes girolles pendant que Rimski s’impatiente, indifférent à cette manie de cueillette qui met sa balade à l’arrêt ; puis on se remet en route et Rimski bondit dans les ronces à la poursuite d’un merle. Je m’arrête plus loin à cause cette fois d’une grande coulemelle en baguette de tambour – donc, savoureuse – au pied de laquelle s’est lovée une grosse limace grise. J’ai parlé hier des limaces orange et des limaces noires, voici que les si élégantes limaces grises se rappellent à mon bon souvenir… Sur le chemin aussi, le cadavre gonflé d’eau d’une musaraigne.

Ce n’est pas aujourd’hui qu’on pourra traverser à guet. Grossi par l’interminable averse qui dure depuis hier soir (et dure encore à l’heure tardive de la nuit où je mets au propre ces notes) le ruisseau a doublé de volume.  On n’ose à peine y tremper une patte. Le sentier lui-même a changé, inondé dans ses parties les plus basses et partout rétréci, menacé par la masse des feuillages ruisselants qui s’affaissent sur lui. Allez, à force de patience, de détours, de sorties sous la pluie, je finirai bien par la retrouver, la salamandre de mon enfance…

Plus loin, cependant, c’est tout le sous-bois qui se transforme en « jardin de girolles » (je reprends après coup la formule du père de Brigitte, qui a dû tomber sur des coins comme celui-ci) : jamais je n’en ai vu d’aussi grosses, ni surtout en de telles quantités. Je remplis totalement le sac mais il me faut m’arrêter, d’une part parce que Rimski a suffisamment patienté, d’autre part parce que sa longe, à force de s’empêtrer dans les buissons, s’est cassée. Comme nous repassons par la Martinette, nous sommes accueillis par Pilou, le chien-loup dont je parlais tantôt, qui est en liberté. Un jeune homme s’empresse de venir le chercher, mais le chien ne manifeste vis-à-vis de Rimski qu’une curiosité débonnaire, endurant même avec patience ses assauts – ce qui confirme l’impression que j’avais ces jours-ci d’aboiements amicaux.

Au retour, il me faut brosser et nettoyer Rimski, les girolles, mes vêtements et les notes de l’escapade. Installé dans le séjour cerné par le brouillard et l’averse je constate que je pourrais passer ainsi toute ma vie sans éprouver, je crois, ni lassitude, ni tristesse. J’écris. Je rêvasse. Je bois du thé. Je lis les nouvelles du jour (on a retrouvé plusieurs milliers de pages inédites de Louis-Ferdinand Céline, événement inouï qui m’évoque, à l’échelle de la littérature célinienne, la découverte de Chauvet !). Pendant ce temps Brigitte Mauraz, qui vient m’interviewer pour la parution d’À l’abade, patiente devant la porte sous cette pluie battante parce que la sonnette, mais je l’ignore, ne fonctionne plus (ou, c’est plus subtil, ne finctionne plus par temps de pluie…).

 

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