Vigie, août 2021

 

 

 

Le point de non-retour 

 

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Après avoir mangé une quantité probablement excessive de trompettes de la mort agrémentées de quelques pâtes, je m’installe en compagnie de Rimski pour lire un peu, et m’assoupis un instant – ou ce qui me semble ne durer qu’un instant. Un bruit sourd me réveille, et je constate avec stupeur que c’est déjà le soir. Comment ai-je pu dormir si longtemps ? L’horloge indique pourtant quatorze heures… Je vais à la fenêtre. L’orage n’est pas encore sur nous, mais il fonce à grande vitesse, nuée noire, depuis le Vercors (d’où Léo doit rentrer ce soir, après quinze jours de camping). En quelques minutes la tempête s’abat sur la maison, plie les arbres, fouette les vitres. Le bon chien blanc, sentant l’air froid, va se coucher sur la terrasse, puis rentre se réinstaller près de moi, penaud et trempé.

La pluie tombe, et tombe encore. Je lis que cet été froid et pluvieux qui me vaut de vivre les plus belles cueillettes de champignons que j’aie jamais vécues, est directement lié au dérèglement climatique : une « goutte froide » s’est formée sur la France et l’Allemagne, cernée d’anticyclones qui font au contraire subir une canicule sans précédents sur les pays voisins. Pendant que je cueille mes trompettes, le feu ravage la Grèce, la Turquie. Il semble bel et bien atteint et dépassé, ce point de non-retour à partir duquel le dérèglement étudié et annoncé depuis des années par les scientifiques devient partout une réalité quotidienne.

Vers dix-huit heures, et malgré la proximité du retour de Léo, je profite d’une accalmie pour sortir Rimski qui n’en peut plus d’attendre. Je marche vite sur le chemin noir éclairé par le grand chien blanc. Je traverse à toute allure les Landaz, la Martinette, où les cheminées rallumées et les fenêtres éclairées dans la pénombre disent si bien cet automne précoce. Le nant en cru gronde comme un forcené, la moindre ornière est un torrent, et il me semble que nous courons entre les nuages à quelques encablures du sol. Le Gelon charrie des branches, de la boue, on s’attendrait à voir passer des cadavres de vaches. Ce n’est plus une salamandre que j’espère observer sur ce sentier, mais un banc de poissons, des canards, un tapir ! Les grands pins accueillent stoïquement la reprise de l’averse, mais un tronc s’est cassé en deux qui gît au-dessus du chemin.

Je marche vite, je cours presque comme courent les torrents. Rimski bondit par-dessus les flaques avec un contentement si visible que je comprends que, désormais, et quel que soit le temps, il ne peut plus être question de passer toute une journée à l’intérieur. Je m’arrête à la Passerelle où la violence presque effrayante de la cascade m’exalte. Toute cette eau me fait du bien comme à une plante qu’on arrose. Si tout se paie, comme on dit, je sens que toutes ces joies qu’il m’est donné de vivre, tant d’amour et de chance reçus sans avoir rien fait de particulier pour les mériter, devraient in fine me valoir, pour rééquilibrer (à l’instar de nos civilisations enrichies sur le dos de la nature et des peuples colonisés), une agonie bien dure…

Je n’en ai cure. Je saute dans les flaques et cours avec mon chien.

 

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