Vigie, août 2021

 

 

 

Salut aux bêtes, salut au monde !

 

Vigie0821 02

 

Dimanche pluvieux. À mesure que je descends vers le Gelon le vacarme se fait si fort qu’on dirait cette fois que c’est tout un convoi de tractopelles, de tracteurs et de grumiers qui va débouler sur nous au prochain virage. Parce que je n’ai pas envie aujourd’hui de retourner glisser dans ces sous-bois sales et pentus, je dédaigne superbement les girolles qui poussent sur le talus, au soleil, bien visibles, pour me tenter ; je les dédaigne un moment, mais bientôt je n’y tiens plus et finis par monter jeter un œil. Je constate qu’elles sont bien là, fidèles au rendez-vous : une poussée toute neuve d’un bel orange vif qui fait plaisir à voir. Comme je n’ai pas pris de sac et que je pense, bien à tort, que ce coin de forêt bombardé de bouteilles et de détritus jetés depuis la route n’est fréquenté que par moi, je remets la cueillette au lendemain (où un quidam, hélas, sera passé par là, et je dirai avec Ronsard : « Cueillez dès aujourd’hui les girolles de la vie »).

Le petit moment d’extrême anxiété que j’ai ressenti tout à l’heure (qui m’aurait sans doute il y a peu poussé au repli, à la prostration, et en tout cas fait renoncer à toute escapade) se noie dans le courant violent du Gelon. Cette force me rassure, et me rassure aussi la permanence de ces ornières, de ce chemin qui tourne en rond, de ces traces auxquelles je mêle mes propres empreintes comme les aborigènes repassent les traits des anciennes peintures pariétales (et comme nos ancêtres magdaléniens le faisaient aussi), ou comme on ajoute aux écrits de ceux qui nous ont précédés ou à nos propres textes, d’autres mots, d’autres phrases, d’autres, textes…

Je marche. Je tourne en rond, rôdant autour d’une réalité qui m’échappe et m’échappera toujours, rêvant ce que je ne vois pas mais que je peux pressentir – à l’image par exemple de cette salamandre tachetée que je souhaite toujours ardemment rencontrer, les jours de pluie, mais que je ne vois presque jamais (une fois seulement ce vœu s’était réalisé, lors d’une marche aux Écouges sous la pluie).

Je rôde. Je vais à ma rencontre. Je me cherche, et je peux le faire en étant bien tranquille car ce n’est pas aujourd’hui que je me trouverai (un tel événement serait signe de mort). Marchant ainsi encore et toujours sur le même chemin, derrière la queue en panache du même chien, à murmurer les mêmes paroles, j’ai le sentiment d’aller en quête de ce double fictif que je nommais, lorsque j’étais enfant, Personne (« Il s’appelle Personne et vient de nulle part… », écrivais-je alors) : Personne, personnification d’une absence, de la présence anonyme de la forêt, de la nature, d’un monde amical où les arbres et les bêtes me parleraient et où je pourrais leur parler dans une langue commune ! (Ce rêve banal et naïf était relié je crois à un moment très heureux de la toute petite enfance où j’avais véritablement cru que l’on pouvait comprendre les bêtes et se faire comprendre d’elles, ce qui m’avait rempli d’un bonheur si intense qu’il est venu se loger dans une place vide du cœur d’où il n’a depuis jamais cessé de me lancer.)

Voici cependant que les silhouettes de deux jeunes filles qui avancent dans notre direction, tout au bout d’une étroite bande herbeuse bordée d’envahissantes renouées, m’arrachent à mon nébuleux soliloque. Il faut tenir la laisse courte car Rimski manifeste son enthousiasme en tentant de sauter sur elles avec une fougue juvénile. Toutes deux saluent le grand chien fou en lui serrant la patte comme on serre une main. L’obscure fraternité dont je rêve fugacement s’incarne dans ce geste.

 

 

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