Vigie, août 2021

 

 

 

Aux sources du Gelon

 

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Un vent presque froid agite les hêtres en cette fin d’après-midi d’une journée incertaine. Je retrouve avec joie les repères à présent familiers, et même ce cadavre de taupe dont je peux mesurer la décomposition : il était l’autre jour tout neuf, tout frais, puis je l’ai vu se remettre à bouger sous l’action de la vermine comme dans le poème de Baudelaire, et le voici aujourd’hui racorni, presque momifié, vraiment mort, quoique dégageant une odeur intenable à laquelle je préfère bien sûr ces parfums de mousses, d’humus et de champignons qui la supplantent bientôt et dont je commence à être dépendant, comme je crois l’être aussi du petit effort rassérénant de la montée qui me met en nage et me fait ainsi ressentir un mélange de chaleur au-dedans et de froidure au dehors extrêmement stimulant. Stimulante aussi est cette image de petits champignons jaunes livides qui font cercle autour de sa majesté l’Amanite Panthère, et la lumière du soleil qui perce les nuages et rallume alentour le gris des hêtres.

Il faut ici saluer le séneçon de Fuchs aux capitules jaunes, et la galéopside à tige carrée, ou ortie royale, aux jolies fleurs rosées, que nous avions observées et identifiées après coup avec Élodie ; et puis il me faut dire un mot de cette fleur dont nous parlions hier, et qui m’avait d’abord semblé n’être qu’une banale ombelle : Angelica archangelica, l’angélique vraie, dite aussi « herbe aux anges » ou « herbe du Saint-Esprit », cette grande plante aromatique qui orne également les bords de ce sentier.

Nous nous demandions d’où lui venait ce nom, particulièrement insistant dans la taxonomie latine. Une recherche m’apprend qu’elle était utilisée comme remède anti-peste dans les cloîtres d’Europe centrale au XIIème siècle. On lui attribuait des vertus magiques, que son odeur suave peut en effet laisser imaginer. Au début du XVIe siècle, Paracelse affirme avoir guéri de nombreuses personnes de la peste en leur servant de l’angélique dissoute en poudre dans du vin… Sans doute l’angélique ne pouvait-elle rien contre la peste, mais elle devait en atténuer les symptômes et procurer un certain soulagement car ses vertus attestées sont nombreuses (tonique, excitante, stomachique, sudorifique, emménagogue –  « qui stimule le flux sanguin dans la région pelvienne et l’utérus » – carminative – « qui favorise l’expulsion des gaz intestinaux tout en réduisant leur production » …) ; et puis, le pouvoir de l’esprit est si grand qu’il suffisait sans doute d’y croire pour se sentir un peu mieux ! On assiste aujourd’hui au même phénomène avec l’Artemisia annua, une armoise utilisée comme antipaludique, qui n’a a priori pas de vertus anti-virales mais qui a un temps été présentée comme un remède anti-Covid (annonce aussitôt récupérée par le président malgache jusqu’à ce que le nombre de morts vienne saper sa propagande), et que des opposants à la vaccination continuent à défendre sur les réseaux sociaux : les bienfaits des plantes sont immenses, les méfaits des idéologies qui conduisent à se détourner de la réalité scientifique (voire de la réalité tout court), le sont autant. Mais reprenons la promenade.

De longs copeaux clairs arrachés récemment brillent dans la pénombre et attirent mon attention : quelle bête a bien pu détacher l’écorce de cette façon ? Seul un énorme rongeur pourrait faire un tel travail, mais il n’y en a pas dans nos forêts. Je lève le nez et comprend que le coupable, c’est le vent, qui a cassé en deux un grand sapin dont un moignon déchiqueté, taillé en pointe, reste relié au reste qui git accroché aux arbres voisins dans un équilibre précaire. Il ne devait pas faire bon être dans la forêt quand le vent a soufflé au point de provoquer ces dégâts. Je passe sans m’attarder, cueillant quand même quelques girolles si grosses que j’ai d’abord pensé que ce n’en était pas.

On descend en courant, on remonte à grands pas, Rimski a soif d’exercices et cherche à se venger peut-être de l’interminable séance de ramassage des trompettes que je lui ai infligée la dernière fois.

Comme tout est sombre, soudain, au fond de ce couloir qui laisse pressentir l’arrivée d’un phénomène surnaturel, avec l’immense sapin planté juste au milieu. Tous ces champignons aux formes et aux couleurs étonnantes qui poussent ici, je n’ose les évoquer parce que je ne connais pas leurs noms : il me faut faire leur connaissance pour pouvoir en parler, leur parler – et il y a urgence, car l’été et l’automne passent vite et que les champignons sont fugaces : ainsi ne retrouvé-je nulle trace des trémelles gélatineuses si étonnantes que j’admirais la dernière fois.

Nouvelle descente bien raide et boueuse le long du grand jardin aux mousses : au moins quatre variétés distinctes poussent sur ce rocher.

Il me semble qu’aujourd’hui je refais en accéléré la promenade, non seulement parce que j’avance plus vite et sans ramasser grand-chose (me cassant d’ailleurs la figure, emporté par Rimski, et me voici couvert de boue avec la tête endolorie) mais surtout parce que je connais maintenant l’enchaînement des montées et des descentes.

Soudain, comme je suis abîmé dans la contemplation du chapeau d’un bolet pomme de pin devant lequel je n’ai pu m’empêcher de m’arrêter en laissant filer la longe de Rimski, surgissent trois ou quatre bergers allemands (je ne suis sûr ni du nombre, ni de la race, car je n’ai pas eu le loisir de vraiment les regarder…), que leurs propriétaires, un homme et une femme, maîtrisent à grand peine sans chercher à les mettre en contact avec Rimski, ce qui me laisse supposer que le dit contact pourrait être dangereux. Cohue, couinements, aboiements, toute cette meute me semble pourtant avoir envie de jouer plutôt que de combattre, mais je passe mon chemin aussi vite que possible en retenant Rimski à deux mains. De telles séquences me montrent à quel point je suis un néophyte en matière de chiens, et calment mes fantasmes de deuxième Nordique à la maison – tout à l’heure encore, et même plus tard au moment de rédiger ces notes, je me renseignais pour trouver à Rimski une compagne akita inu. Un chien pour un bipède, c’est déjà beaucoup, surtout lorsqu’il s’agit de chiens aussi puissants et, tout de même, difficiles que les samoyèdes, malamutes, huskies et autres akita inu… Rimski, cependant, gambade avec insouciance, porté peut-être par l’espoir d’autres rencontres canines.

Le vent souffle de plus belle, les faisceaux du soleil illuminent les myrtilliers au vert printanier, le tapis d’aiguilles sombres et les mousses, et ce lieu, ce moment, cette lumière me rappellent un certain soir à Pragondran où je rentrais d’une rencontre non pas canine mais amoureuse, une de ces premières rencontres confuses, bancales, maladroites de la prime jeunesse, dont on se rappelle avec attendrissement et gêne. J’ai presque oublié le jeune homme d’alors, mais pas les faisceaux du soleil entre les troncs, le vent des crêtes, les charmes du sous-bois.

Rimski se désaltère à la gouille d’eau sombre, que son passage trouble.

Troisième grande descente dans les aiguilles cette fois, ce qui est moins risqué. Je remarque que voir une pierre dégringoler du sentier est toujours pour lui un appel irrésistible qui le fait plonger à sa poursuite comme s’il s’agissait d’une bête. C’est assez dangereux, et confirme que mon chien n’a sans doute pas une bonne vue.

Je le laisse un moment humer l’herbe fraîche du col suivant où règne un étrange silence car le vent est tombé, ou bien nous en sommes ici complètement protégés. Un tout petit avion traverse le ciel redevenu bleu sans émettre aucun son.

L’arrivée au col du Petit Cucheron me déçoit : quoi déjà ? Je décide de poursuivre en direction de la tourbière, malgré l’heure tardive. On suit d’abord les traces d’un ancien chemin, le long d’un vieux muret enseveli, puis on débouche sur la piste forestière, que j’accepte de suivre car elle ne semble ici pas trop laide. Plus loin cependant, d’immenses troncs coupés gisent près d’un engin de chantier et me rappellent à la réalité de l’exploitation du bois. Un panneau précise : « Scierie de Savoie, fin de chantier août 2021 ». Une entreprise de Slovaquie avec deux salariés, et une de Goncelin, avec un salarié, travaillent ici. Je marche dans la boue, constatant les dégâts. Naguère je suivais les pistes rouges qui menaient aux chantiers d’orpaillage, et c’était pire encore…

Bientôt la tourbière de Montendry-Montgilbert est annoncée à sept-cent mètres, et je quitte avec soulagement la piste pour un petit sentier herbeux et marécageux. En contrebas on entend le Gelon, qui n’est plus qu’un nant maigrelet. C’est vers sa source qu’on se dirige. On retrouve l’atmosphère de notre promenade habituelle du Villard, en plus montagnard. Depuis Sous-Leyat (1260 mètres) on remonte à grands pas. Il y a par ici les ruines d’anciennes batteries qui, avec le fort de Montgilbert, étaient naguère chargées d’assurer la surveillance de l’entrée de la Maurienne et d’en barrer le passage si nécessaire : il faudra que j’aille voir cela, mais pour l’heure je souhaite seulement atteindre la tourbière. On traverse une sapinière solennelle, silencieuse, endormie, les hêtraies sont beaucoup plus vivantes. On passe un ru, puis un autre, et chaque fois on sent qu’on franchit une frontière, qu’on s’approche de la source… Puis on débouche de nouveau sur une piste interdite à la circulation (mais où passe néanmoins une voiture). « Zone naturelle protégée », dit un panneau – « les chiens sont interdits en dehors des sentiers ».

Voici la tourbière, bucolique, historique, et classée « Natura 2000 » : un beau lieu ouvert et fleuri qui contraste étonnamment avec les forêts alentour. J’admire la dentelle blanche de la reine-des-prés, les gerbes jaunes du séneçon, puis je lis à Rimski ces lignes sur un premier panneau : « Sur ce site, le 15 décembre 1943, a eu lieu un parachutage d’armes pour les combattants dans la Résistance. »

La grande vertu de l’écriture est de permettre de voir ce qu’on ne peut plus ou ce qu’on ne peut pas voir, de creuser le temps, d’approfondir l’espace. Le second panneau fait défiler dans ma tête toutes sortes de plantes et d’insectes que je ne connais pas, que je ne verrai pas – ou, en tout cas, pas aujourd’hui, car je n’ai plus le temps de rester davantage : « Cet espace naturel s’étend sur environ soixante-seize hectares, à plus de 1300 mètres d’altitude à l’extrémité nord du massif des Hurtières. Au cœur du massif forestier, la tourbière acide (source de Gelon), au sud, fait partie des tourbières reliques de l’ère glaciaire. Elle se compose de milieux riches et diversifiés où se développent de nombreuses espèces végétales comme des mousses, des sphaignes, ainsi que des espèces protégées telles que la swertie vivace, le thélyptéris des marais, la petite utriculaire, le rossolis à feuilles rondes… Côté faune, les libellules, comme l’agrion hasté, la cordulie des Alpes et le sympétrum noir sont les plus remarquables, ainsi que le triton alpestre, le lézard vivipare et la musaraigne aquatique qui sont protégés.»

Sur ma carte IGN la plus ancienne, la zone de tourbière n’apparaît presque pas, contrairement au Fort matérialisé par une grande figure géométrique bien visible ; sur une version plus récente, le Fort n’est plus mentionné que par une inscription mais la tourbière est représentée par une grande flaque bleue, et les mentions « source du Gelon » et « tourbière » qui figuraient en noir et en caractères minuscules sur la carte plus ancienne sont cette fois en bleu et en gros caractères. J’en conclus que l’intérêt pour les ruines militaires a été supplanté par l’attention portée aux zones naturelles. Faut-il préciser que je m’en réjouis… fort ?

 

Je rentre avec en tête la certitude d’avoir par là-bas un bel espace à explorer pour l’automne, pour l’hiver, pour les mois et les années à venir.

 

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