Vigie, août 2021

 

 

 

Les promesses tenues de l’été

 

Vigie0821 04 

 

Et si chaque marche pouvait être comme un poème dont la progression lente, de vers en vers révèle ou laisse au moins espérer une surprise, un étonnement ?  Et si chaque marche pouvait être porteuse de cette promesse d’un temps qui construirait presque autant qu’il détruit, comme les petites bogues du châtaignier en août dont le geai tente de se repaître annoncent les belles châtaignes de l’automne, comme le grand champ jaune dont la fauche ou le pâturage permettra bientôt la cueillette des coulemelles, comme ces noisettes encore vertes et molles tombées sur le sentier préparent un festin de fruits secs, ou comme la solitude d’une séparation sereine reste tendue vers la joie des retrouvailles ?

Et si le hurlement de la vache qui résonne dans la combe à mesure qu’on descend n’annonçait pas l’enlèvement des veaux, le drame, l’abattoir, mais une soif qui sera bientôt étanchée, la traite imminente, ou je ne sais quelle nouvelle si heureuse qu’il serait nécessaire d’en avertir toute la vallée ?

Je marche sous la bruine derrière mon grand chien blanc qui joue avec les pommes chues, quand m’arrête la façade de ce garage en parpaing dont je trouve admirables les deux portes et la fenêtre close peints en bleu ciel. Cette image me touche, surtout, pour ce qu’elle dit du temps qui a passé, car si les portes sont encore bleues il ne reste presque plus de peinture sur le volet davantage exposé. Sur la boîte aux lettres couverte de mousse de cette baraque à l’entrée du hameau qui semble inhabitée, le nom aussi est effacé. On se dit que le temps a passé mais que ce n’est pas grave.

Je marche. Les bottes de chasse dont je suis chaussé battent sur le sentier mouillé comme un cœur. Le chien-loup de la maison aux poules n’aboie plus après nous qu’avec douceur, parce qu’il nous reconnaît.

C’est de reconnaissance et de douceur dont l’homme à besoin. Et de marcher, aussi, tous les sens en éveil.

Ici le chemin s’élargit, les arbres plus hauts et plus droits incitent à se redresser, à bien ouvrir les yeux et à parler plus fort pour être à la hauteur, à la hauteur en l’occurrence de ce bel hêtre gris clair qui accueille de toutes ses feuilles la fine pluie du soir. Les grosses et grasses limaces orange et noire cependant glissent sur le sentier. Je n’ai jamais compris qu’elles puissent inspirer le mépris et le dégout, je les trouve splendides – même s’il faut reconnaître qu’il n’est pas agréable de toucher la colle gluante de leur salive (enfant, j’aimais sentir les escargots avancer sur ma peau, mais jamais les limaces).

Pour la limace, la promesse du temps se situe juste en face, sous la forme concrète et délectable d’un gros bolet tout prêt à être dévoré, au bout de dix ou quinze minutes de progression. Je n’ai pas le temps d’attendre car Rimski s’impatiente, et je n’interviens pas non plus car ce n’est pas mon rôle.

Mon rôle ici n’est que d’être témoin du temps qui passe, en expérimentant quelques stratégies pour le rendre moins cruel et même bénéfique pour l’humain que je suis (le chien, comme la limace, n’en a cure). Avec ces deux béquilles de la marche et de la parole, nature et culture comme rééquilibrées, je crois qu’on peut avancer un peu plus posément dans la vie.

Flash gris clair entre les renouées : le toit de tôle de cette cabane en ruine au bord du Gelon, qui fut peut-être naguère un moulin mais qui disparaît aujourd’hui presque entièrement dans le fouillis des ronces et des buissons, je ne l’avais jamais vu briller, ni même remarqué ; il fallait le hasard de ce jour de pluie et de cet éclairage fugace, qui fait reluire en même temps les fruits verts du maigre merisier dont les feuilles tachées me rappellent celui que j’appelais « mon merisier malade », à La Giettaz, il y a vingt-cinq ans. Les hautes renouées brillent aussi et on croirait presque les voir grandir à vue d’œil vers la lumière pour envahir tout l’espace, puisque c’est leur dada à elles que de coloniser des territoires où elles n’ont en principe rien à faire. Les renouées ne promettent rien de bon, qu’un appauvrissement déprimant de la flore locale – au contraire de ces solides ronces dont je surveille les mûres.

Comme l’eau du Gelon a un peu baissé depuis la dernière grosses averse, je traverse à guet au Moulin de Carnot, histoire de nettoyer les bottes de sept lieues offertes par Élodie, dont je suis très fier, et qui brillent ensuite elles aussi dans la lumière du soir.

« Vous avez fait, mon ami, un parcours brillant », pourrait dire le lecteur débonnaire au promeneur-scripteur à la fin de son tour, à la fin de son texte. « Merci, je suis confus, tout le mérite en revient à mon chien, à la pluie, aux hasards des rencontres qui tiennent leurs promesses ! », répondrais-je. On a beau prendre un plaisir égoïste à tous ces soliloques, les encouragements sont toujours bienvenus – comme sont bienvenues in fine ces girolles fraîches qui apparaissent dans la mousse, au détour du sentier, à l’instant même où je croyais la marche terminée, et dont je remplis bien vite mon chapeau de pluie car il ne faut pas dédaigner les présents du présent sous prétexte que d’autres plaisirs sont à venir !

 

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