Vigie, août 2021

 

 

 

L’art et les trompettes

 

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Cinq heures du soir, ce n’est vraiment pas une heure pour s’engager sur ce petit sentier forestier qui part du col du Grand Cucheron et suit la ligne des crêtes jusqu’au col du Petit Cucheron, et au-delà… Je ne prête pas attention aux girolles, parce qu’il m’en reste beaucoup de la cueillette d’hier et parce qu’il est bien trop tard pour s’arrêter. Il est trop tard, même, pour faire cette escapade que je pensais d’abord mener jusqu’aux sources du Gelon – encore que la lumière déclinante l’embellisse et que je prenne tout de même le temps de photographier le splendide bolet pommes de pin (Strobilomyces strobilaceu) qui pousse ici en grand nombre, alors que c’est une espèce assez rare et solitaire, sans doute parce que les hêtres qu’il affectionne sont eux aussi nombreux. Je caresse le chapeau duveteux, doux et sec comme une peau de crapaud (qu’il ne faut pas confondre avec celle de la grenouille qui, elle, est humide et flasque !), puis je continue à grands pas.

J’avais prévu de partir plus tôt, mais les relations avec un samoyède adolescent ne peuvent pas toujours aller sans remous. Comme j’ordonnais à Rimski de s’asseoir pour que je puisse lui passer le harnais, ce farceur refusait obstinément d’obéir, faisant un bond en arrière chaque fois que je faisais mine de m’approcher. J’ai donc choisi de le planter momentanément là en allant chercher le courrier – l’indifférence, le dos tourné, la promenade différée étant la meilleure (ou la pire) des punitions que l’on puisse infliger à un samoyède. À mon retour, ce malin, après avoir un peu gémi, avait en représailles poussé la porte d’entrée pour s’emparer d’une de mes pantoufles (des Autrichiennes solides et confortables), qu’il a, malgré mes imprécations, refusé de me rendre. Le jeu, qui n’en était plus un, a duré une bonne demi-heure, après quoi j’ai pu récupérer mon bien et je l’ai puni en le laissant seul. Je suis retourné terminer le texte en cours.

Lorsque je suis revenu vers lui, le message avait été compris (momentanément, car la même scène s’est reproduite le lendemain avec quelques variations : il s’agissait cette fois du chausson de Clément, dont il a rapidement rendu ce qui restait…). Rimski s’est assis sagement devant moi au premier appel, mettant dans sa façon exagérée d’incliner la tête pour recevoir le harnais une certaine malice, et c’est ainsi que nous voici repartis.

Des parfums de fruits et de feuilles, fugaces, indescriptibles, se mêlent aux images des troncs et des branches tombés au-dessus du sentier dans des positions si sophistiquées qu’on soupçonne une intervention humaine, ou divine. Je frôle en passant les trous de pics dans l’arbre mort ou le tronc lisse des grands hêtres gris. Je savoure la terre souple, les replats reposants, le vent qui souffle sur la crête. Parfois le cri d’un geai affole Rimski, ou ce sont les cliquetis doux et aigus d’une troupe de roitelets qui m’arrêtent. Je repère le calament, le millepertuis (qui est, parait-il, un bon anti-dépresseur – si ça ne marche pas il reste l’amanite phalloïde, plus radicale).

Sur le bois mort enfoui dans le fouillis des feuilles poussent de petits champignons translucides, diaphanes, pourvus d’aiguilles et non de lamelles, que j’identifie comme étant des faux-hydnes gélatineux (Pseudohydnum gelatinosum), ou Trémelle gélatineuse, qui pousse d’ordinaire en période humide sur les troncs pourrissant des conifères. C’est un champignon fascinant. Quand on l’effleure du doigt on dirait une langue, qui laisse un léger dépôt humide mais non visqueux qui, en séchant, devient doux comme du talc.

Puis voici, au détour du sentier, dans le creux d’une souche, un premier bouquet de trompettes de la mort. Je m’arrête, car il m’est impossible de ne pas les cueillir… Ce détail, d’ailleurs, serait à caviarder lors de la mise au Net, pour le cas où un lecteur habitant le secteur et amateur de ces champignons succulents me prenne au sérieux et vienne faire par ici sa propre cueillette. À ce lecteur, il faut préciser que l’auteur de ces lignes, comme tous les littérateurs,  affabule souvent. D’abord, il est trop tôt pour ramasser d’aussi grosses trompettes, même s’il est vrai que cet été incroyablement arrosé bouleverse les habitudes (je me souviens avoir trouvé des trompettes à la mi-juillet 2014, quelques jours après la mort de ma mère, en cet été qui avait été lui aussi particulièrement humide). Ensuite, tous les amis mycologues et Facebook pourront en témoigner : il n’y a pas, il n’y a jamais eu de trompettes de la mort dans le massif des Hurtières. Enfin, pour le cas bien hypothétique où il y en aurait, je les aurais de toute façon toutes ramassées, ce qui rend tout déplacement inutile. Qu’on me permette d’en profiter pour dire un mot de ma manière d’écrire. Bien souvent, je fusionne en une même promenade des éléments épars : ainsi certaines descriptions que l’on trouve dans Le grillon de l’automne (comme l’évocation des buis tordus qui tournent), quoiqu’intégrées à ce récit des Aravis, ont été vécues dans les Bauges à une autre période ! C’est la même chose avec le présent texte, rédigé dans un tout autre lieu que je garde secret et intégré ici pour des raisons purement esthétiques…

Toujours est-il que j’attache Rimski à un arbre afin de pouvoir remplir tranquillement mon sac de ces trompettes imaginaires, puis je repars sur ce petit sentier qui, décidément, me plaît. Marcher sur la ligne des crêtes permet de sentir le vent et de profiter de temps à autres de belles ouvertures côté Maurienne ou côté Bauges. À mesure qu’on avance le sentier devient de plus en plus plaisant, avec ses jardins de mousses, de fraises sauvages et de myrtilles, ses gros rochers gris-verts striés de feldspath, cette valse des formes au sol et dans le ciel. Chaque dépression apporte une surprise. Ici, un col par où le vent souffle continûment et au centre duquel est planté un immense sapin, laisse pressentir l’apparition de quelque créature surnaturelle ; là, c’est une petite gouille d’eau noire et pure dans laquelle Rimski se désaltère ; plus loin, une fourmilière géante ou de nouveaux bouquets de trompettes fictives qui maintiennent l’esprit dans un état d’attention et de réceptivité parfaites.

Que tous les plasticiens me pardonnent, et même Giuseppe Penone (qui, de toute façon, me donnerait raison) : en comparaison avec ce que propose la nature, toutes nos expositions semblent d’une grande pauvreté sensorielle. Bien sûr, le prix à payer pour profiter d’un lieu tel que celui-ci est une dépense physique dont, sans doute, beaucoup de visiteurs d’expositions ne pourraient s’acquitter (sans compter les moustiques qui prélèvent leur dû) ; j’en conclus que les expositions d’art sont faites pour les gens qui ne peuvent plus marcher qu’à plat. Il y a l’art plat des hommes et celui, montueux, sinueux, de la nature.

Écrivant, cela, je ne suis pas certain d’être d’accord avec moi-même. L’opposition est caricaturale, bien sûr, mais je pense qu’il est important de reconnaître la valeur esthétique des « œuvres » de la nature et de la beauté des paysages, et qu’on ne comprend pas grand-chose à l’art si on ne comprend pas qu’il est d’abord dans la nature, si l’on n’est pas capable de voir par exemple dans les dégradés de verts qui forment le mille-feuille de ce rocher l’équivalent anonyme d’un tableau de Hantaï : c’est en effet le souvenir d’une grande toile (bleue en réalité) de ce peintre hongrois admirée naguère à la fondation Maeght, qui m’est venu en tête, ce qui montre aussi que je ne verrais sans doute pas la nature comme je la vois si la peinture ne m’avait pas permis d’exercer mon regard. Art et nature cheminent ensemble, et l’art est là non pas pour servir de distraction au bourgeois cultivé mais pour maintenir entre l’homme et le monde un lien vif (je n’ai rien contre les bourgeois cultivés ni contre le fait que l’art puisse être une distraction, mais je ne voudrais pas que cette fonction secondaire occulte l’essentiel).

Le soleil, cependant, décline, et l’on continue de monter, de descendre, de fouiner, de cueillir. Rentrer de nuit ne m’inquiète pas : ce serait simplement l’assurance de vivre un chemin tout nouveau, et peut-être de croiser un renard, un sanglier, un cerf, un loup – une salamandre ?

 

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