Vigie, décembre 2022

 

Un chapitre de plus

 

 

Quitter la route ensoleillée pour descendre vers le sentier du Gelon, c’est plonger dans la pénombre bleutée d’une caverne sous-marine prise dans la glace – si on se retourne vers le ciel on se surprend à penser qu’il fait beau en surface. Le froid s’aiguise à mesure qu’on approche du torrent, ça mord les pores, ça gifle aux joues, ça brûle aux naseaux, ça donne la migraine, et la balade prend des allures de descente au tombeau comme dans ce cauchemar qu’avait fait ma mère peu de temps avant sa mort où elle s’était vue enfermée vivante dans un congélateur. Il est évident que dans un froid pareil (pas si vif, peut-être -4 ou -5, mais l’humidité amplifie la sensation), on ne peut pas vivre bien longtemps. Hier pourtant, dans les rues tout aussi glacées d’Annecy, j’ai vu une mendiante assise par terre immobile avec un enfant dans les bras, et c’est dans un froid bien pire que survivent quelques millions d’Ukrainiens sans chauffage.

Moi, je peux sans douleur goûter la brûlure de l’air froid comme un alcool fort, apprécier en esthète les efflorescences du givre déposées sur les herbes du chemin, me délecter comme de biscuits du craquement de la boue durcie sous mes bottes ; je n’ai aucun effort à faire pour voir encore en ces feuilles d’automne prises dans la glace que je foule un immense  tableau de Hantaï, et aucun mérite à partager l’exaltation de mon Nordique pour qui toute balade dans la neige est comme un retour au pays ; ôtant le capuchon des moufles je peux en toute insouciance me lancer dans une nouvelle série photographique consacrée à la glace des ornières, ce qui ne demande aucune qualité artistique ou technique puisque les hasards de la nature offrent à chaque fois une composition différente dont on n’a qu’à enregistrer passivement la perfection en appuyant d’un doigt tremblant sur l’appareil ; après quoi il m’est facile de calibrer la longueur de ma phrase pour que, de point-virgule en point-virgule et en accélérant le pas sur la fin, elle coïncide avec l’ovale en forme d’ornière gelée que trace ma promenade entre Le Villard et La Martinette, m’offrant même au passage le luxe de claquer un moment des dents au bord du torrent pour observer le va-et-vient d’un cincle plongeur en combinaison de plongée : je sais qu’à mon retour m’attendent un toit solide, un intérieur bien chaud, et près de ma table de travail une cheminée dans laquelle je rajoute une bûche tout comme je rajoute à cet interminable chronique de la Vigie du Villard que je tiens depuis quinze hivers ce chapitre de plus. 

12/12/2022

 

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