Vigie, décembre 2022

 

Mon ombre coupée

 

 

Toute la matinée s’est déroulé un combat à l’issue longtemps incertaine entre, d’une part, la masse opaque de l’arrière-garde d’une dépression qui a déversé pendant la nuit ses averses de pluie et de neige, et d’autre part un soleil pâlichon sur lequel, à huit heures, on n’aurait pas parié grand-chose. À certains moments le paysage voilé de brume, avec les traits gris des troncs nus et l’éclat persistant des mélèzes et de quelques érables pas complètement dépouillés, semblait un crayonnage extrêmement raffiné ; il en reste quelques traces en ce début d’après-midi du côté du pic de l’Huile auquel s’accroche encore un nuage, mais c’est le soleil qui a gagné.

Tout est net à nouveau. Les silhouettes des épicéas ont été redessinées à l’encre et tout un pan de montagne saupoudrée de blanc neuf. Froid coupant. Hameau désert. Là-haut l’hiver. Claquements de bec de la pie, rumeurs d’étourneaux, cris du geai, trilles des mésanges noires, la vallée chante à nouveau.

Un moment on s’arrête chez Élodie malade, et pour se projeter hors de la maladie on parle des prochaines escapades ; puis je redescends l’impasse de la centrale où le soleil n’arrive presque pas. Il y a au niveau de l’écluse un quidam avec un seau qui prélève de l’eau. On pourrait le prendre pour un pêcheur, mais il utilise des instruments de mesure, semble-t-il, et je suppose qu’il est en train d’analyser la qualité de l’eau. Je le salue mais je n’ose aller interrompre sa solitude. Je me dis que c’est un travail qui m’aurait plu, qui me plairait, que d’être ainsi seul au bord du torrent à faire des mesures.

Je refais à l’envers le chemin d’hier, avec nos ombres qui nous précèdent cette fois. La mienne soudain m’apparaît telle qu’elle est – coupée en deux par la longe jaune. Cette image me saisit, et je m’arrête pour la saisir. Elle me rappelle les silhouettes percées de Carlo Zinelli. Carlo Zinelli, schizophrène traumatisé par la guerre, a passé quatorze années à dessiner et peindre huit heures par jour dans l’hôpital où il était interné. Il ne peignait pas pour épater la galerie, ni pour être vu, mais pour vivre. Je suppose que l’art, même qualifié de « brut », ne l’intéressait pas tellement (même s’il a eu l’occasion d’aller dans des musées). Il travaillait des deux côtés de ses toiles, ce qui oblige aujourd’hui quand on veut les montrer à les accrocher au plafond au milieu de la pièce et non aux murs. J’ai en tête un dessin terrible où l’on voit une silhouette de femme avec une sorte de rat griffu dans le ventre, une faux, une croix, un stylo suspendu dont la pointe fait une épée de Damoclès, et une clé au bout tranchant (pour fermer ? pour ouvrir ?). On voit partout sur la feuille des cris matérialisés par des mots incompréhensibles dont la graphie pointue évoque une bande dessinée cauchemardesque.

Il y a en tout artiste une part d’habileté (la plupart des écrivains à gros tirage sont avant tout d’habiles faiseurs) et une part de nécessité liée à une faille. Il est difficile de ne pas envier la pureté supposée de tous ces artistes qu’on a dits de « l’art brut ». Le risque est grand pourtant de simplement tourner en rond, plus relié aux autres, porté par nul élan qui vous transcende, et l’art alors n’est plus qu’une manie, un repli, une forme d’auto-stimulation morbide. Le formidable dessinateur qui a crayonné au fusain les silhouettes animales du puit de Rouffignac ne l’a pas fait pour qu’elles soient vues (le plafond était trop bas et même lui ne voyait pas ce qu’il dessinait), mais il était relié à une magie qui le dépassait – mythe de recréation du monde, peut-être, on ne saura jamais.

Je marche et j’écris, seul ou en nombre, au soleil ou en compagnie de mon ombre. Qu’on me lise ou pas je marche et j’écris ; mais si je publie, et si par ailleurs je continue à lire toutes sortes de livres (surtout ceux qui me semblent plus ou moins proches des miens), cela m’ouvre, cela m’enrichit, c’est ma clé pour sortir, pour faire que mon stylo ne soit pas une épée de Damoclès mais un passe-partout.

Entre l’artiste paléolithique, l’aliéné et l’habile faiseur, il y a mille nuances, mille possibilités à explorer, à inventer encore – me dis-je ainsi en poursuivant mon ombre coupée en deux et celle de mon chien. 

05/12/2022

 

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