Vigie, décembre 2022

 

Travaux et perspectives

 

 

Me voici de nouveau enfermé dans cette cave que j’aménage, une sorte de grand parallélépipède à l’intérieur duquel j’ai façonné pour commencer un cube, tout au fond de la pièce dans la partie sans fenêtre, qui sera l’endroit où stocker le matériel, puis on s’attaquera à l’atelier et au futur bureau. Après avoir découpé le polystyrène du plafond pour dégager les poutres en béton sur lesquelles on fixera du lambris, j’ai construit la cloison, isolé avec de la laine de chanvre et je reviens faire les joints du placoplâtre. Je n’ai jamais fait cela, et un plaquiste qui me regarderait faire se moquerait beaucoup, je crois. Qu’importe. Je suis recouvert de plâtre, je dois m’y reprendre à vingt fois, mais ce travail aujourd’hui ne me déplaît pas car je le fais en chantant les chansons d’Annkrist et ma voix résonne dans cette pièce vide comme dans une crypte, le blanc du plâtre illuminé par le projecteur hypnotise, et m’hypnotise aussi le mouvement répétitif de la truelle (je ne suis pas certain que ce soit le vrai nom de l’outil que j’ai en main).

Quand je ressors plusieurs heures après, je constate qu’il fait doux et que le chemin a dégelé. Trois ou quatre chevreuils broutent à quelques mètres de la maison, pas même inquiétés par ma présence qu’ils doivent juger inoffensive.

Puis je repars avec Rimski dans l’air indubitablement printanier. Je songe avec la plus grande satisfaction à l’enduit de rebouchage qui est en train de sécher, et je me dis que le temps joue pour moi. Je me demande pourquoi les thuyas qui, dans certaines circonstances, sentent la punaise écrasée, dégagent depuis quelques jours un parfum d’encens, de camphre et d’amande. Comme l’hiver dernier, Rimski s’arrête devant le même tas de bois qu’il flaire longuement, je suppose qu’une bête loge là-dessous.

Par ce détour en contrebas et en cette période de l’année où les feuilles des arbres sont tombées, on découvre des baraques en ruine ou en construction sur le versant d’en face. Parce que j’ai lu hier soir J’entre enfin et à cause des travaux aussi je suppose, j’ai rêvé cette nuit que j’étais auprès de Francis Bérezné occupé à retaper sa petite maison en ruine en Normandie. Rarement j’ai entendu à travers des livres une voix aussi amicale, aussi touchante que celle de Bérezné. Depuis que j’ai lu J’entre enfin (car je ne connaissais de lui que La vie vagabonde), je le place dans mon cœur tout près de Jean-Pierre Abraham.

Leurs parcours n’ont pourtant rien en commun. Bérezné a basculé pour de bon dans la folie, l’internement, et des souffrances à peine imaginables. La peinture, le dessin et l’écriture l’ont probablement sauvé de la folie, mais il a mené une vie de marginal, et finalement s’est pendu. J’ai déjà dit ailleurs à quel point je peux sentir que la vie bourgeoise, protégée, confortable, insérée que je mène m’a toujours semblé relever d’un malentendu et d’un miracle, ce qu’a d’ailleurs confirmé le spécialiste que j’ai consulté lors de mon diagnostic d’autiste. Lorsqu’il y a cinq ans je me suis retrouvé momentanément à terre comme je l’avais été deux fois dans les décennies précédentes, j’ai craint de finir comme Augiéras, clochard demi fou dans une grotte.

Je trouve chez Bérezné la fragilité et le sens de l’observation que j’aime chez Abraham (l’observation des autres et celle de la nature étant chez lui une nécessité vitale, on le sent à chaque phrase, sa façon de rester en contact avec une réalité qui le fuit, qui nous fuit, qui s’enfuit tout le temps, horizon inatteignable d’où néanmoins nous vient cette lumière sans laquelle on se retrouve à tourner dans le noir). Il a ce statut incertain de marginal de la société et des lettres qui est aussi celui d’Augiéras, son aura sulfureuse en moins, mais je préfère de beaucoup sa langue, cette écriture qui sonne toujours juste et toujours vrai alors qu’Augiéras se perd dans l’emphase et des fantasmes qui semblent surjoués et qui agacent… Je me suis trouvé un ami que je ne rencontrerai jamais, me disais-je encore tout à l’heure en regardant l’alternance de blanc et de gris des plaques de plâtre dans la cave, c’est le miracle des livres ; et je rencontrerai bientôt des gens qui l’ont connu, qui ont édité ses livres, c’est la chance d’en écrire.

Ainsi divagué-je en ce jour de redoux, très satisfait de moi, de cet exploit que j’ai accompli quand même tout à l’heure à grands coups de truelle, satisfait de mon sort, de ma vie de reclus confortable, des perspectives ouvertes : le café et le livre dans un quart d’heure quand je serai rentré ; le voyage à Paris, tous ces livres à écrire ; l’atelier d’Élodie où un jour, dès cet été j’espère, on travaillera à fabriquer des parfums à base de plantes locales ; Noël et la joie des enfants qui me rend d’avance joyeux, ainsi que cette harmonie forcément précaire qu’on a réussi non pas à préserver mais à réinventer entre nos hameaux du Villard et de La Martinette, malgré les doutes, les failles qui suintent en nous et les menaces tout autour.

Le héron gris une fois encore s’envole sur notre passage. On rentre sur la route brillante, dégagée, bordée de neige molle dans laquelle Rimski se roule une dernière fois.

19/12/22

 

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