Vigie, décembre 2022

 

Noël au printemps

 

 

Première marche au Villard depuis le retour de Paris, où j’ai beaucoup marché, beaucoup écrit en marchant, donnant comme rarement libre cours à ma soif de dire (je me souviens de certains imbéciles qui me critiquaient pour cela : Lionel, il écrit trop !…). Ce qui frappe, par contraste, c’est bien évidemment le calme, l’espace, et l’absence de réel danger puisqu’enfin on peut flâner sans risquer de se faire percuter par un vélo ou une trottinette. Il n’y a pas moins de choses à voir, mais elles sont plus discrètes, elles agressent moins l’œil et l’oreille — encore que ces remarques soient excessivement subjectives, car le plus haut des immeubles reste minuscule en comparaison de la montagne, et le torrent en crue (il a plu jusqu’à deux mille mètres et la fonte des neiges est spectaculaire) ne fait pas moins de bruit qu’un boulevard fréquenté. Tout cela n’est peut être qu’une question d’habitude, de repères acquis plus que de différences intrinsèques.

Toujours est-il que ce calme qu’on ne trouve à Paris qu’enserré dans des poches ou des bulles entre lesquelles on est bien obligé d’endurer une cohue épuisante, est ici donnée assez continûment : c’est le fracas qui est l’exception, ce fracas printanier de la débâcle dont on se repait en regardant le torrent bouillonner furieusement le long du toboggan.

Marchant sur mon sentier, j’ai la tête cependant pleine encore du livre qui paraîtra, si tout va bien, au mois de mars, mois de la vraie débâcle, dont j’ai relu les épreuves dans le train du retour et dont l’achèvement me perturbe un peu (ce sera bientôt un nouveau chapitre terminé, qu’on ne rouvrira guère qu’à l’occasion d’éventuelles lectures en public), si bien que je suis maintenant occupé à lui rajouter un ultime chapitre auquel je travaillais juste avant que Rimski ne me ramène à sa réalité. (Je dis « sa réalité » car la mienne de plus en plus se confond avec l’acte d’écrire. Je sens qu’à Paris une digue a sauté, une encore, je suis revenu tout débordant de mots et d’images, quelque chose a changé, j’ai relu les épreuves du livre et j’ai été surpris, je ne me suis pas reconnu, je me suis dit : ça y est, maintenant je sais, je peux écrire… Ce n’est pas étonnant que cette veille de Noël semble un jour de printemps.

Voici de fait le sentier comme je ne l’avais encore jamais vu, je crois, car l’eau qui ruisselle au soleil en a fait un sentier de lumière. La symbolique de Noël s’en trouve un peu éventée : plus besoin de guirlandes ni de papier doré pour se rappeler que l’hiver de dure qu’un temps. On sait bien que cette douceur excessive, qui va de pair avec une tempête hivernale tout aussi excessive chez nos voisins américains, est l’expression du grand dérèglement en cours ; qu’il me soit néanmoins permis de lui faire dire autre chose que ce qu’elle dit, en quelque sorte de dévoyer son message pour en faire un message de joie et d’espoir tout personnel.

Je descends par l’écluse pour rester le plus longtemps possible le long de ce torrent réjouissant. Rimski aussi se réjouit, qui saute à plusieurs reprises dans les remous au soleil. Si je croisais maintenant la salamandre, j’en serais à peine surpris. À chaque pas je savoure cette chance que j’ai de vivre une vie de nouveau harmonieuse, et d’avoir pu ajouter à la liste des Noëls heureux celui-ci, printanier.

On allume un feu dans la grande cheminée, si bien qu’il fait trop chaud. Nathalie s’est mise en quatre pour combler chacun et préparer le traditionnel gratin de cardons et le tofu aux clémentines qui est mon plat de fête. Avec les enfants on joue jusqu’à minuit, puis ils ouvrent les cadeaux avec un enthousiasme que le temps n’a pas usé, qui ne semble pas même forcé, puis on joue encore et on lit jusque tard dans la nuit. J’ai beaucoup de beaux livres, Éric (dont je ne pouvais pas même écrire ni prononcer le prénom il y a cinq ans de cela) m’a offert un grand portrait de Rimski qui est maintenant la première chose que je vois au réveil. Puis Élodie est là avec Poema, et mon père, présent encore, la douceur familiale du dedans et celle printanière du dehors s’équilibrent. Avec mon père on fait les joints du placo, je n’aurais jamais pensé connaître à nouveau toute cette poussière blanche, puis je me retrouve seul sur le chemin boueux avec Rimski, le long du Gelon déchaîné.

24 et 25/12

 

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