Vigie, décembre 2022

 

Rendez-vous

 

 

Je file au rendez-vous du soleil à travers les derniers restes de neige dans lesquels Rimski se précipite pour creuser. Temps froid, les ornières ne dégèlent pas et la boue sous les bottes ne mollit pas. Un éclat de soleil me rentre dans la tête et sous mes paupières je vois un tableau de Hartung, avec une masse blanc jaune imprimée sur un fond de nuit étoilée et une étrange machine griffue. Je trottine dangereusement sur la route verglacée, les poumons frottés par le froid, jusqu’au sentier du Gelon au-dessus duquel les arbres couverts de givre semblent parader avec cette beauté tapageuse des villes à Noël — mais pour les bêtes, pour la mésange noire qui pépie dans le sapin en quête de nourriture par exemple, comme pour tous les hommes qui y sont exposés, ce grand froid n’est rien d’autre qu’un enfer, je sais bien.

Je ne photographie pas les branches givrées qui sont bien trop jolies, je préfère me pencher à nouveau sur la boue qui semble avoir été sculptée.

J’avance lentement, imposant mon allure à Rimski. Ce sentier, me dis-je, c’est mon luxe, mon refuge, mon île, que je vais devoir quitter bientôt pour aller à Paris.

Le plan de Paris où j’ai déjà repéré l’impasse Mousset, dans le dixième arrondissement, se superpose aux lignes de la glace des ornières, je suis déjà parti : les gares, les trains, la cohue des vacances, les rues plutôt que le métro (car je suis décidé à seulement marcher), la forteresse de la Bibliothèque nationale où j’irai voir l’exposition sur Proust, le dernier séjour dans le petit appartement du quatorzième qu’Agnès et Valérie vont bientôt quitter et qui est bourré de souvenirs autant que de bouquins puisque cela fait trente-cinq ans que je m’y rends, tout se bouscule dans ma tête. Je songe à la rencontre, surtout, avec ces gens qui ont édité les livres de Francis Bérézné, des livres tellement touchants où l’on entend, et c’est si rare, une voix humaine authentique et juste, des livres de folie, d’anxiété, de guérison et d’ouverture aussi, des livres parmi lesquels le mien, les miens peut-être (il ne faudra pas parler tout de suite des trois ou quatre autres qui sont dans mes tiroirs, non, rester calme, pas trop fébrile, ni exalté, ni envahissant, ni tremblant, éviter le café, prendre le temps de se poser, de regarder, le lieu parait-il est bucolique, parler de Bérezné bien sûr mais sans se disperser…).

Pour l’heure je traverse le hameau de La Martinette. Odeur de thuyas et de goudron, grande paix enchâssée dans les coteaux ensoleillés, on croise des promeneurs, on se salue, on bavarde.

« Je suis venu au rendez-vous, j’ai la foi une fois parfaite… » Avant-hier soir, Annkrist a chanté de nouveau pour la première fois depuis vingt ans, trois pleines pages élogieuses lui sont consacrées dans Télérama, elle se souvient de moi et sa voix tremble dans mon cœur, qui dit : « Je ne me déroberai plus jamais, je ne raterai plus le rendez-vous. » 

18/12/22

 

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