Vigie, décembre 2022

 

Art de vivre

 

 

Temps froid de brouillard dense et de fine neige. « Dans la brume s’étouffe le chant du coq », dit le haïku, mais c’est vraiment ce qui est en train de se passer au moment où recommence la balade. On entend aussi parfois la rumeur d’une voiture invisible sur la route invisible. Heureux de l’escapade, le chien blanc bondit par-dessus le talus puis retombe sur l’herbe glacée qu’il frappe de ses pattes dans l’intention manifeste d’attraper un rongeur. Plus loin le border collie que l’on voit chaque fois en liberté dans son jardin nous regarde passer sans aboyer ni s’approcher, malgré l’absence de chaîne et de barrière, soit parce que le dressage a réussi à briser en lui la curiosité naturelle du chien, soit – je penche sur cette seconde hypothèse – parce qu’il est vieux et que l’âge, chez les bêtes comme chez les hommes, a ce pouvoir de venir à bout de tous les élans.

Tout au long de la vie on s’évertue à lancer et relancer vers le ciel une flèche, une balle, un caillou qu’on regarde s’envoler en une courbe plus ou moins longue, plus ou moins élégante, se stabiliser puis retomber – après quoi on le ramasse ou on s’en cherche un autre : ce sont nos projets, nos manies, nos pratiques, nos amitiés et nos amours aussi, toutes nos stratégies pour nous arracher à l’enlisement du non-sens et de l’ennui. Ces textes-promenades avec Rimski font partie de ces cailloux quotidiens que je lance, qui me relancent. Il y a le petit choc du départ – car même quand il ne fait pas beau et qu’on est un peu las, l’élan du départ, le changement d’air et de température, le corps qui se remet en mouvement et le coq qui chante laissent pressentir quelque chose comme la possibilité d’une déchirure dans le brouillard mental, les pores de la perception se rouvrent, on redresse l’échine, on décolle vers le nouveau monde d’une réalité mieux vécue puisque portée par la parole humaine et l’enthousiasme d’un chien ! On est plein d’espoir, la balade sera belle et le texte calqué sur elle au bout du compte révèlera le sens qui nous échappe…

L’acmé vient vite : pour le chien blanc c’est le passage de deux chevreuils ; pour son serviteur c’est, accoudé au bastingage de la passerelle au-dessus du torrent, sentir ce souffle qui écarte le brouillard et vous traverse la tête en imposant quelques secondes de silence ; après quoi le tapage mental reprend et même si on remonte on sait qu’on redescend parce qu’à présent on se rapproche à chaque pas de la maison sur un sentier de retour que seule l’apparition d’un cerf blanc ou d’une idée nouvelle pourrait brièvement relancer, ce qui d’ailleurs ne changerait rien à rien puisqu’il faut de toute façon finir par tomber et rentrer.

Tout mon art de vivre consiste à inscrire de tels moments dans la perspective plus large d’un projet, en l’occurrence d’un livre, qui s’écrit en quelque sorte tout seul à chaque escapade ainsi attendue avec une impatience comparable à celle qui s’empare de l’amateur de polar au moment de commencer un nouveau chapitre riche en suspense ou en révélations. La route ordinaire a métamorphosé plusieurs années durant les temps morts de mes trajets en voiture ; mon livre À l’abade a fait de même avec mes randonnées, Entre deux gares avec mes voyages en train – j’avais commencé à faire de même avec les salles d’attente et certains moments vécus au collège, mais j’ai abandonné.

Cette façon de faire n’est cependant pas sans risques ou sans contrepartie. Depuis la parution du livre de ma route, mes allers-retours sur la D207 sont redevenus mornes, paresseusement occupés à écouter la radio ou de la musique et rarement relevés par un écho de la ferveur qui avait accompagné l’écriture d’abord inconsciente puis de plus en plus volontaire du livre ; Entre deux gares est déjà derrière moi : prenant de nouveau le train la semaine dernière pour me rendre à la maison de la poésie d’Annecy, je n’ai griffonné qu’un court texte crispé qui a dévié vers un récit de cauchemar à insérer, peut-être, dans Madère, après quoi j’ai repris le livre que j’avais envie de lire et me suis détourné de tout ce qui m’entourait et aurait dû me parler (je retrouverai néanmoins la fièvre de l’écriture ferroviaire quelques jours plus tard, en allant à Paris pour rencontrer les éditeurs de La Chambre d’échos, d’abord parce que j’ai en tête d’ajouter à mon livre de trains dont la conclusion ne me satisfait pas un ultime chapitre qui, de fait, m’occupera une partie des vacances) ; quant aux promenades en montagne, elles ne continuent à faire sens que parce qu’elles s’inscrivent à présent dans cet autre plus long livre que je suis en train de composer avec Rimski et qui durera aussi longtemps que lui, le plus longtemps j’espère, même si je me réserve la possibilité de le scinder ou de l’interrompre si une salamandre bien vivante vient traverser mon chemin…

Ainsi à mesure que j’avance s’effacent des pans de mon existence, un moment éclairés puis floutés, rejetés hors-champ. Quand j’aurai épuisé le filon du présent, resteront sans doute quelques trésors du passé, après quoi je serai…

Je serai vieux, j’espère, menant une vie dégagée des projets, de la nécessité de dire et même de marcher, une vie simplifiée où je n’aurai plus de chien à promener, plus d’enfants à accompagner, plus de cours et plus rien à donner, une vie atténuée pleine de petites douleurs et de petits plaisirs peut-être – tout ce qui reste à vivre au saumon qui, après le frais, se laisse redescendre la rivière sans plus craindre l’échouage ni les griffes de l’ours : peut-être alors la chute finale sera comme l’ultime accomplissement, au dernier texte le dernier point final. (Tout de même, une vie sans plus de livre à écrire… quelle horreur ! quel ennui !)

17/12/22

 

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