Vigie, décembre 2022

 

Prose non-mystique

 

 

On n’entend plus le « Poème mystique » que César Franck lui-même n’aurait peut-être pas reconnu tant le son grésillait dans les virages en montant ; on n’entend plus le bruit du moteur ni celui du grésil sur le pare-brise brouillé ; on n’entend plus que le flic-floc des bottes dans la neige molle et le souffle à peine perceptible du brouillard accroché aux sapins. Le chemin est de plus en plus blanc, le ciel gris blanchi aussi et je marche derrière mon chien blanc. J’ai laissé derrière moi dans la chaleur et les couleurs de la maison un fantôme qui me ressemble et qui avait, je crois, beaucoup de choses à faire, beaucoup de corvées très utiles et très importantes à accomplir, alors qu’ici rien n’est utile et tout est important : l’écharpe de brume négligemment nouée au col du Cucheron, le blanc parfait des sommets de Maurienne, les traces fraîches du lièvre qui nous précède et qu’on suit depuis un quart d’heure.

Je n’ai rien à faire ici, et pourtant une part de mon être (peut-être la meilleure, la plus tangible) y est à sa place. Elle n’y vient que quand son chien la sort. Elle vieillit peu, le froid conserve. Elle se nourrit de neige, elle se délecte de brouillard. Elle soliloque et hurle parfois comme un loup sans sa meute. Elle prend garde à sa façon de marcher pour laisser derrière elle de belles traces qui n’effacent pas celles du lièvre ni n’esquintent le sentier.

Soudain une branche lourde ploie sur nous et nous blanchit. Par curiosité je m’approche du ravin, pour le cas où des bêtes traverseraient en contrebas : un chevreuil s’est caché à un mètre de moi, qui détale aussitôt.

Je poursuis ma marche périlleuse, glissant dans la descente, les deux mains sur la laisse. Ici c’est tout un troupeau de cerfs qui est passé, là-bas un gros sanglier. On reconnaît sans peine les traces du renard, mais ces petits ronds alignés sur vingt mètres me laissent perplexe – jusqu’à ce que je lève le nez et voie les longues et fines branches recouvertes de neige qui gouttent au-dessus du sentier.

Bientôt je m’engage sur le chemin des crêtes où la moindre montée prend des allures d’ascension prodigieuse à cause de la mer de nuages qui clapote sans bruit de chaque côté. Une biche détale encore. Encore les chevreuils. Les bêtes ont la forêt pour elle, on ne voit plus de traces humaines hormis celles que je laisse quand même derrière moi puisque, quoi que j’y fasse, je ne suis pas des leurs.

Parfois on remet sa vie entre les griffes du destin. Même sans Rimski, la descente dans ces rochers couverts de neige serait dangereuse, mais si une bête vient à passer par là je suis perdu, me dis-je. Une fois redescendu je récompense Rimski et remercie les bêtes.

Le « poème mystique », j’en entends des échos quelque part au retour, après qu’un grand arbre a craqué alors que je regardais le ciel de neige entre les arbres noirs. Ce n’était pas un poème, aucun mot n’est venu, et ce n’était pas mystique non plus, aucune illumination ne m’est venue ni rien d’extraordinaire ou de vraiment neuf qui aurait transformé cette vie que je n’aspire pas tellement à transformer ; mais c’était merveilleusement accordé, en parfait équilibre hivernal entre le ciel de neige au loin et l’écho du craquement dans ma tête, entre Rimski à mes côtés et le sous-bois enneigé ; après quoi j’ai remonté nos traces et suis redescendu retrouver mon fantôme.

09/12/22

 

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