Tout s’équilibre
Ayant emprunté un chemin imprévu, m’est apparu soudain le rose et blanc prodigieusement tendre des premières fleurs d’un pommier. Aussitôt j’ai senti que je frôlais l’un de ces discrets sommets de nos vies où tout soudain s’équilibre, s’harmonise, où l’on perçoit avec une évidence qui nous est le plus souvent refusé des échos, des couleurs, des appels qui se répondent, comme le rose et blanc des fleurs du pommier s’accordait aux couleurs de Nouchka, qui porte un harnais rose, et plus profondément à ce moment d’infini soulagement d’être arrivé indemne aux premières heures des vacances.
C’est une fin d’après-midi chantante, ensoleillée, et je me laisse une fois de plus emporter par les deux chiens blancs qui prennent toute la lumière et dont je sens mieux que jamais la jeunesse et la fougue à mesure qu’on traverse le grand champ vert et blanc et qu’on dévale le sentier ruisselant en direction de la combe d’où monte le feulement du torrent. Ils ont attendu patiemment dans le confort du havre que je leur ai construit, et maintenant il faut les voir bondir dans le Gelon, sauter sans effort les barrières des arbres, s’enivrer de printemps. Dans de tels moments m’abandonne même un peu le désir que ça dure, que cet équilibre d’autant plus fragile qu’il est celui des floraisons brèves d’avril se prolonge. Ce n’est plus l’équilibre qui étonne, tant il semble naturel, mais l’instabilité anxieuse qui l’avait précédé et qui, sans doute, lui succédera.
Nouchka part à la poursuite de trois ou quatre papillons blancs. Chez les têtards c’est l’affolement : l’eau de l’ornière a diminué de moitié. Un vrombissement de moteur qui se rapproche sur le sentier me rappelle à la vigilance : une moto tout-terrain déboule, je rappelle les chiens qui s’exécutent, sans délai pour Rimski, au ralenti pour Nouchka. Sans doute le garçon qui conduit l’engin est-il lui-même en vacances depuis peu et salue-t-il ainsi, à sa façon, en fonçant sur le sentier et en faisant cabrer sa machine, les premiers instants de liberté retrouvée. Il ne laisse étrangement derrière lui aucune odeur d’essence, et le vrombissement du moteur se perd presque aussitôt dans celui du torrent.
12/04/24