Paris, juin 2024

 

Le square initiatique

 

Un square existe secret en surplomb de la rue, accessible par des marches qu’enveloppent les buissons du talus. Fermé à l’opposé par l’angle sud-est du Père-Lachaise, et si bien garanti de toutes parts ainsi dans la hauteur, sa configuration me suggère un sens initiatique, de toute évidence non voulu, mais tangible à plus forte raison vers midi quand c’est vide, si j’excepte un petit camion jaune oublié sur mon banc par un gamin.

Jacques Réda, Les Ruines de Paris

Ce qui frappe d’emblée à l’arrivée gare de Lyon, c’est la lumière blanche au bout du quai sur la façade enfin dégagée de ses échafaudages, avec les baies vitrées du « Train bleu » qui me rappellent, qui me rappellent… Puis c’est la qualité de cette lumière, à quel point elle semble nette et pure et à quel point tout ce qui s’y trouve baigné semble net et pur, alors qu’on a tendance à associer la ville au sale et au flou. Il faut dire que je débarque en un milieu de matinée d’accalmie après des semaines de pluies quotidiennes qui ont sans doute bien lavé l’atmosphère. À la descente des escaliers presque déserts je me laisse éblouir par l’éclat des immeubles de la place Frenay, mais je ne m’arrête pas. Dans cette place vraiment trop rectiligne, trop lisse, trop nue et comme protégée du grand foisonnement de la ville on n’est pas encore vraiment sorti de la gare et j’ai soif, aujourd’hui, de promenade urbaine, aussi gagné-je sans tarder le boulevard Diderot que je vais remonter jusqu’à Nation.

Une affiche proclame, à l’angle de l’avenue Daumesnil, que « les fantômes sont là » : je vais à leur rencontre d’un pas très nonchalant. J’ai tout mon temps, les avenues sont larges comme un fleuve et je me laisse dériver. Des ouvriers en tenue orange remontent la rue tout aussi lentement, palabrant et riant, comme indifférents aux menaces que partout rappellent les slogans tagués sur les murs. Une large banderole annonce le bal des sapeurs-pompiers le 13 juillet et j’entends la voix d’Higelin dans ma tête qui me dit « allons-y ! ».

Soudain, presque plus personne, et tout s’immobilise. Les larges feuilles des platanes ne bougent pas, prises dans la lumière comme dans une sorte de glacis. « Soyez aux aguets, le hibou approche », dit la façade d’un magasin d’optique ; et puis, en capitales noires sur le mur blanc, « un facho = une guillotine ». « Des matières à l’infini, collecte et valorisation des déchets de chantier. » « Alimentation générale exotique. » Un salon de coiffure funky avec des guitares sur tous les murs. Un canari géant devant la résidence l’Esterel. Une tête d’homme sur un corps de femme, ou le contraire. Un mur gris interminable dont la peinture s’écaille. Un homme qui parle seul, avec véhémence, sur son vélo vert. Les remous continus du flot discontinu des voitures, les sonneries qui cliquettent. Une femme qui court derrière  son chien aux longs poils blancs laisse choir son téléphone dans le caniveau où coule l’eau claire du nettoyage matinal – elle décrit pour récupérer l’engin sans interrompre complètement sa course une assez jolie arabesque, alors qu’elle aurait pu se contenter de revenir sur ses pas. Devant le lycée Arago une affiche signale que les oraux sont en cours. Les lycéens, après avoir passé leurs épreuves du Bac, s’en vont vieillir aux terrasses des cafés. « Le vin parle, le vent se tait. » Un aveugle traverse prudemment la rue Fabre-d’Églantine, guidé par le signal sonore qui perfidement décroit. Ces voitures électriques, on ne les entend pas, et la ville se fait plus silencieuse. Ballade de la ville silencieuse. Un livreur se réjouit de ce qu’il n’y a personne dans les rues, remarque toute relative quand on se lance dans la traversée de la place. Tout est vert, cependant, dans ce coin de nature juste en face du Printemps où sont plantées les tentes des migrants, fragiles, en équilibre sur des palettes de chantier. (Tout de même, est-il vraiment impossible de construire pour ces gens des abris en dur, au moins, des bungalows, comme dans les campings ? Même les chiens ont des niches, mais c’est encore Les Misérables.) Une épicerie roumaine jouxte un magasin de robes de mariées, cours de Vincennes, près du square Réjane, où je m’assois à l’ombre des acacias pour regarder une jeune samoyède qui regarde sa maîtresse qui, elle, regarde son téléphone. Des collégiens jouent au ballon, mais comme il commence à faire chaud l’un d’eux propose une bataille d’eau qui débute aussitôt, et tous s’égayent en riant. La petite samoyède, elle, s’ennuie ferme dans le petit enclos de l’ « espace canin » pendant que sa maîtresse n’en finit pas de consulter son portable. Sur le banc d’à côté, un lycéen rejoint des amis et leur raconte son oral, qui s’est très bien passé. Puis voici enfin la rue des Pyrénées vers laquelle je bifurque, cap vers le grand immeuble rouge du ministère de l’intérieur.

Une dame en blanc aux cheveux très blancs sort de son sac blanc, avec un air de jubilation quasi démoniaque comme si elle se savait regardée et avait préparé son coup, la revue littéraire du Matricule des Anges. Je m’arrête pour vérifier le titre, car ce n’est pas là une revue de si grande diffusion et l’on croirait une farce – mais c’est bien Le matricule des Anges que la dame en blanc remet dans son sac blanc avant de s’envoler, je veux dire, de poursuivre son chemin.

Sur la façade de la permanence du Nouveau Front Populaire, une dame en rouge qui est la candidate (j’apprendrai peu après en lisant une affiche qu’il y a conflit entre la sortante de LFI et la candidate officiellement investie) parle à une dame noire dont on voit la silhouette de dos. Rue de Fontarabie, un homme converse en portugais au téléphone, laissant flotter longtemps dans l’air après lui les longues voyelles nasales dans l’air tiède.

Et puis, à l’instant où je commençais à me laisser aller à un souvenir madérien, j’aperçois l’escalier dérobé que j’attendais, que j’aurais remarqué même sans le livre de Réda tant il semble en effet auréolé de mystère et donne envie de bifurquer pour l’emprunter, quand bien même il est évident qu’il ne saurait mener qu’à un cul-de-sac. Je monte les marches de guingois dont la pierre imite le bois tout comme la balustrade. Dans Les Ruines de Paris, Jacques Réda, sans se prendre au sérieux, estime que ce petit square qu’on remonte en spirale revêt une dimension « initiatique » (« il m’initie, mais je ne saurais dire à quoi »). Je sens en effet que quelque chose m’attend là-haut comme une surprise, une élévation, une révélation, une rencontre, quelque chose d’inattendu. Je presse le pas, suant dans la montée. C’est au dernier tournant que surgissent, braillards et détachés, un, deux, trois chiens de tailles, d’âges et de races différentes qui m’entourent joyeusement, avant d’être rappelés par leur humain qui se confond en excuses.

« Pardon, pardon, excusez-moi, ils sont impressionnants mais ils très gentils ! me lance-t-il. – Mais moi aussi, ne vous inquiétez pas ! J’adore les chiens, aucun souci, au contraire cela me fait plaisir de les voir comme ça, sans laisses, à l’improviste ! – Vous enregistrez quelque chose ? – Ah oui, c’est vrai, je prends des notes en marchant… Ce n’est pas discret mais au moins, comme ça, les gens avec qui éventuellement je parle savent que tout est enregistré ! – Vous faites un reportage ? – En quelque sorte… En fait, j’habite dans un hameau de montagne en Savoie et cela fait des années que j’ai envie de remonter la rue des Pyrénées pour voir à quoi ressemble ce square, auquel le poète Jacques Réda a consacré un chapitre que j’aime beaucoup, dans lequel il parle de sa « dimension initiatique », avec son petit escalier dérobé qui monte en colimaçon… Il raconte comment il arrive ici, comme je viens de le faire, et comment après s’être assis sur l’un de ces bancs il se laisse aller à un moment de grand délassement, manipulant machinalement un petit camion jaune oublié par un enfant. Pendant un moment il est complètement ailleurs, comme en extase, happé par le ciel, jusqu’à ce que le gamin auquel il appartenait vienne récupérer son jouet… Vous voyez, pour moi, ce sont vos chiens qui ont été comme une révélation, une surprise en tout cas, car tous ceux que j’ai rencontrés jusqu’ici étaient en laisse dans des enclos où personne ne les faisait jouer ! Ils sont tous à vous ? – Celui-là, oui, celui-ci à ma compagne et le dernier à la dame que vous voyez là-bas. C’est vrai que ce square est un peu particulier, comme à l’écart du reste de la ville, et il règne encore ici une certaine tolérance qui fait qu’on peut laisser les chiens jouer, en restant prudent. De quand date-t-il, ce livre de Jacques Réda ? Il faut que je le lise, je viens ici tous les jours et je ne savais pas qu’il avait écrit quelque chose sur ce lieu ! »

On parle de Réda, de chiens, de la vie du quartier et puis, inévitablement, de la situation politique (« c’est lourd, c’est lourd… »), après quoi il m’indique le chemin pour aller au cimetière du Père Lachaise, au pied duquel le square se situe mais qu’on ne peut pas rejoindre directement. Il me remercie pour Les Ruines de Paris et part rejoindre ses chiens…

Bientôt chacun vaque à ses occupations, le square est déserté et je reste assis seul sur le banc qu’occupait sans doute Jacques Réda. Trois perruches passent en criant dans l’air de plus en plus chaud. Les ombres ne bougent pas, la rumeur de la rue s’espacifie et je me sens gagné par une profonde détente – d’une part parce que c’est vrai que ce square offre les conditions idéales pour se reposer, d’autre part parce que le fait que l’expérience racontée dans le livre de Jacques Réda ne soit pas un mensonge poétique mais corresponde à une réalité que n’importe qui peut vivre même plus de quarante ans après la parution du livre, me procure de la joie et du soulagement. Je n’aime pas que la poésie mente. Je n’aime pas que les poètes en rajoutent (et ce n’est pas si évident de ne pas le faire quand on écrit car comme disait Perros dans Une vie ordinaire, « ne pas dire plus que l’on ne sait, que l’on ne sent, que l’on ne peut, c’est un métier très difficile »)… « Jacques Réda n’a pas menti, la poésie est sauvée ! », me dis-je, tout en considérant devant moi sur le sol une balle jaune fort usée qui est de la même couleur que mes baskets et mon carnet et qui est restée là, oubliée de quelque jeu canin, dans la poussière, comme le petit camion jaune du livre. Mais je ne m’en empare pas, non – je n’en ai pas le temps, car surgissant de nulle part un petit chien déboule à toute berzingue de l’autre bout du square, prend la balle dans sa gueule et repart ventre à terre en laissant derrière lui un nuage de poussière qui retombe lentement…

Solitude. Soleil. Silence intérieur. Il est midi. La paix du square règne.

 

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