Paris, juin 2024

 

Tout ce que je vois est triste et beau

 

 

 

Je quitte le « square initiatique » pour remonter la rue piétonne de Lesseps en direction du cimetière où je veux aller comme chaque fois et pour toutes sortes de raisons saluer rituellement un autre Jacques, le chanteur Higelin. La rue est déserte à cette heure, 12h30, et pourtant prodigieusement bruyante, à cause de la cour de l’école qui répercute les cris des enfants. C’est le dernier jour de classe, je suppose, et l’on entend de la musique, des bruits de fête, des rires, des ballons qui claquent… Il y a ici un jardin aussi dérobé que l’était le square, avec de grands noisetiers, des saules. C’est au bout de la rue de la Réunion que se trouve la petite entrée qui mène à une plus grande paix encore. Les voix d’enfants décroissent à mesure que l’on monte vers le crématorium, et s’installe enfin un silence à peine troublé par la rumeur assourdie de la ville et les cris des corneilles. Les herbes poussent entre les pavés de la grande allée aux sombres monuments. Poignantes sont ces tombes oubliées, recouvertes de mousse, dont on ne peut plus lire les noms. Très émouvante, la tombe de Tignous avec ses dessins. Terrible, la beauté définitivement figée du visage de Gaspard Ulliel sur les images qui ornent sa tombe. Mais qu’elle est triste, enfin, la petite tombe de Jacques, devant les cailloux de laquelle je reviens une fois de plus me recueillir, me souvenir, pleurer, laisser un mot, une trace, pour montrer qu’en ce jour on se souvient encore de lui, du bonheur qu’il donnait. Les corneilles se disputent autour du point d’eau, elles sont ici chez elles… La tombe de Bashung est à quelques mètres de celle d’Higelin, dont la vision fait remonter encore une flopée de souvenirs. Tous ces artistes tant aimés, peu à peu oubliés… Je m’enfuis.

Avenue Gambetta les sirènes résonnent dans la tête et les trajectoires impossibles se percutent, me déportent, se répercutent entre les façades en rêveries bizarres. Les passants que je croise n’ont jamais l’âge qu’ils ont, ils portent tous des masques qui les font paraître plus âgés ou moins âgés mais ne coïncident jamais avec eux-mêmes. Passage des Rondeaux je sens que je tourne, que tout tourne en rond, ce qui est plaisant, vivant, seul l’angle droit est mortifère, et je me mets alors à avancer en ondulant, ce qui me permet d’éviter de justesse le crachat qu’une femme qui ne ressemble pourtant pas à une clocharde projette sur la chaussée à mon passage sans même me voir. Je fraternise alors avec un malamute qui me comprend…

Tout ce que je croise est triste et beau, la vie est triste belle, tellement passagère et fragile comme ce jeune homme qui oscille sur sa trottinette sans se douter que d’un instant à l’autre il sera ce vieillard qu’il a un peu bousculé. Un jeune gars aux lunettes noires et au chignon chinois, cigarette aux lèvres façon Gabin, s’exclame à tue-tête, parlant sans doute à son téléphone invisible : « Bon, ben ça a un sens ! » Je ne sais pas, moi, si tout ça a un sens, mais c’est bien de le dire ainsi à la cantonade comme pour redonner du courage, merci… En ce jardin les envols de perruches me ramènent à Cayenne. Je croise ma silhouette dans la vitre d’un abribus, mains dans les poches, tignasse adolescente, encore jeune finalement. Je sais que c’est une obsession mais, que voulez-vous, moi je n’en reviens pas de ce temps qui passe sans moi, qui passe en moi, qui me contourne comme l’eau du torrent contourne les rochers ou comme moi-même, descendant l’avenue Gambetta, je contourne les troncs cerclés de fer des acacias. Que Jacques ne soit plus, qu’il n’y ait plus rien de lui sous cette tombe qui ne lui ressemble pas mais qui délivre des leçons d’éphémère et d’humilité là où d’autres se ridiculisent dans des allégories d’éternité, qu’il me soit désormais et à jamais impossible de parler à ma mère en étant entendu et en ayant la moindre chance d’obtenir d’elle une réponse, qu’elle ne soit plus à nos côtés tout comme en ce dernier voyage d’il y a dix ans, même bien fatiguée, à déambuler dans les ruines de Paris, me remplit de stupeur.

À présent je descends le boulevard de Ménilmontant, ballotté par le flot des voitures, des piétons. Ce qui m’étonne encore c’est l’invraisemblable variété qu’offrent tous ces visages, pas un ne se ressemble, est-ce qu’une seule autre espèce animale a poussé aussi loin la différenciation des individus ? Peut-être que les perruches et les corneilles se disent la même chose, qu’elles perçoivent chez elles des différences qui nous restent invisibles alors que nous ne sommes pour elles que des silhouettes toutes semblables. Quoi qu’il en soit je ne cherche plus à faire des distinctions entre les visages et les corps plaisants ou déplaisants, avenants ou hostiles, même s’il y a certains regards qui m’incitent à me détourner ; simplement, là encore, je m’étonne.

Devant la plaque qui honore la mémoire des « enfants du 11e arrondissement victimes innocentes de la barbarie nazie », je m’étonne plus encore de notre mauvaise mémoire, en cette veille d’un jour qui risque de voir le pays basculer volontairement dans les griffes de l’extrême droite. « Mais quel cauchemar, quel cauchemar ! » répètent partout les murs de Paris et les gens que je croise. Il n’y a ici que des gens très éduqués qui votent à gauche et des étrangers qui votent à gauche ou ne votent pas… Avenue de la République je manifeste en solo, criant dans ma tête : no passaran, refusons que le temps et le fascisme passent ! (D’accord, je sais qu’on ne peut éviter le passage de l’un, que le vouloir même est totalement absurde, alors que l’autre, on le peut, on le doit, rien à voir, rien à faire.)

Un vent apaisant caresse les tilleuls de l’avenue, il fait trop doux vraiment pour qu’advienne le pire. Devant le magasin Optique 2000, un SDF est assis, effondré plutôt, la tête vers le sol, avec ses deux mains énormes, gonflées, infectées sans doute, posées sur ses genoux, et l’image de ces mains en ruine flotte sur les vitrines des magasins de luxe. « Karaoké, dix ans de fausses notes et de vrais souvenirs ». Le Paris de demain ce sera « tout va bien ». « Tout va bien » : Guidoni déboulait sur la scène de l’Olympia, du Bataclan, faisant danser le pire, Cassandre qui chantait alors en virevoltant : « J’ai marché dans les ruines, ton ombre dans la mienne… » Ambulance. Rallumer les lucioles. Les percussions du monde. Oh le beau balafon ! J’ai le pas lourd, avenue de la République, j’ai mal au cœur. Je continue à prendre « des notes sur la chute des tuiles et sur les corps coagulés », rue de la République – qui débouche sur quoi ? Sur l’impasse de l’illibéralisme, qui est le nouveau nom du fascisme ? Mais non, nous voici place de la République et, donc, tout va bien. Je traverse au rouge, comme il se doit, pour aller poser ma main sur la statue. Léo Ferré est à l’affiche du Déjazet qu’on aperçoit là-bas, ou je me trompe d’époque. La voici bien ornée, la statue de toutes les manifs devant laquelle dans quelques jours Zaho de Sagazan chantera « l’extrême droite, dégage de là ». Deux dames asiatiques tiennent dans une langue que je ne comprends pas une conversation très animée. Passent quatre collégiens qui parlent de Bardella, de Le Pen, des chambres à gaz et du « détail de l’histoire », ils sont bien informés les collégiens d’ici. « Viendra le temps du feu » proclame un graffiti. Partout on croise des hordes de touristes ou de passants guidés par satellites, guidés par des étoiles, mais guidés vers quoi ?

Il fait très chaud maintenant, c’est la torpeur tropicale de quinze heures qui tombe. Un clochard sur un banc regarde fixement deux bouteilles, l’une pleine de vin rosé, l’autre d’eau semble-t-il. Il hésite. Voici une boulangerie qui se dit « urbaine », c’est-à-dire qu’il n’y a là en matière de décor que du verre, du béton, du fer, pas de bois, rien que des matériaux froids, des angles droits. Le vent arrache un bout d’écorce de platane qui tombe sur la chaussée. « Le détail français » est-il inscrit sur la vitrine… Long silence traversé de rumeurs maritimes, de sirènes de bateau. Devant la mairie du 11ème, les militaires en armes du plan Vigipirate montent la garde. Puis au bout de cette longue marche je retrouve le square près de l’impasse Mousset, la façade aux oiseaux, la fontaine à la baleine ; je m’assois et je ferme les yeux.

 

Ce contenu a été publié dans Paris. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.