Les rouges-gorges aussi aiment le jazz

Ce qui me plaît dans la rue des Pyrénées c’est d’abord qu’elle monte et qu’elle tourne, de tronçons en tronçons qui paraissent rectilignes d’après les plans, mais qui finissent par dessiner un immense arc de cercle, de la Porte de Vincennes à Belleville par Ménilmontant.
Jacques Réda, Les Ruines de Paris
Ma dérive reprend boulevard Diderot sous un ciel plus gris. Un chien marche en biais sur son ombre. La place de la Nation n’en finit pas de tourner. Un ramier se promène dans l’herbe avec un brin d’herbe au bec parmi les étourneaux. Place des Antilles une femme maghrébine interpelle les passants, qui s’arrêtent, qui l’écoutent, à qui elle raconte avec des sanglots dans la voix que ses enfants ont « peur de venir, peur de subir », « mais qu’est-ce qui se passe dans ce pays, enfin ? ». Une discussion s’engage, une autre femme tente de la rassurer… Devant les tentes des SDF, sous les platanes, passe un garçon très beau dont les très longs cheveux blonds brillent au soleil, mais il a peur d’être si beau et envisage de les couper car demain la beauté, la féminité, l’étrangeté, l’étranger seront plus que jamais traqués, montrés du doigt, il sent déjà les pierres qui frôlent sa chevelure…
C’est le même chemin qu’hier mais ce n’est pas le même – ainsi n’y a-t-il pas de samoyède dans le petit square où je ne m’arrête pas. Faire ne suffit pas, il faut refaire, remonter à nouveau la rue des Pyrénées en allant jusqu’au bout cette fois. Je dérive sur les trottoirs qui sentent ici le buis (il en pousse derrière la grille de l’église Saint Gabriel), passe la rue de la Plaine, passe outre l’image triste de ces vélos cassés qui ressemblent à des animaux blessés, outre les façades écaillées et les volets tagués, mais je m’arrête par contre devant le minuscule enclos verdoyant qu’on a aménagé au pied d’un acacia et à propos duquel une pancarte précise : « Ceci est un jardin ». Cela me touche, peut-être parce que moi-même je ne cesse de verbaliser ce que je vois, même des évidences, sans craindre la redondance, la platitude, pour voir plutôt que pour faire voir, et sans cette habitude-là je n’aurais sans doute pas remarqué ce jardin dérisoire.
Plus loin (plus loin, à chaque mot, chaque phrase c’est toujours « plus loin », plus ou moins) une vieille femme avec un T-shirt noir Batman marche en mimant avec ses mains ce qui ressemble à une danse orientale, ou des ondulations de serpent. Sur l’affiche de l’ « alerte chat perdu » on voit un bon gros matou installé au clavier d’un ordinateur, et l’on imagine l’affolement du félin égaré dans ces rues, la tristesse de ses maîtres…
Quand l’avenue se vide les souvenirs la peuplent, et je repense alors au magicien dyslexique rencontré hier soir. C’est par désespoir qu’il est devenu magicien. Enfant, le rare cadeau d’une boîte de magie dont il a eu tôt fait d’épuiser les secrets lui a fait découvrir ce que, bien plus tard, quand il aura trente ans, quelqu’un lui apprendra être « l’intelligence des mains » (cette parole le délivrera car il s’était toujours vu comme un idiot, même si la rédaction lue en classe de son récit de rêve lui valut un jour ses premiers applaudissements – et qu’importait alors le zéro sur la copie truffée de fautes d’orthographe qui étaient en ce temps péché mortel). Il n’y avait pas de public pourtant à la maison, auprès du grand frère, de la sœur, des parents qui avaient d’autres chats à fouetter. Puis le voici coincé à l’armée, parmi les militaires. « C’est sûr, ils vont tous s’entre-tuer et moi avec, que faire ? Allez, le besoin de rire est universel et ils s’ennuient comme des rats dans cette caserne. Je vais tenter… » Voici alors l’enfant ressuscité, la vraie magie est là, voici le magicien sauvé par sa magie et qui sauve à son tour. Hier soir ainsi j’ai regardé les mains magiques de l’inventeur manipuler les élastiques. Il y avait trois enfants : un qui avait l’âge et n’en revenait pas ; l’enfant en moi qui le regardait ; et lui, sourire radieux, miroir de nos sourires, ce grand gosse de soixante-dix ans qui aime la vie et à qui d’évidence la mort ne fait pas peur.
Cette fois j’ai passé le square Réda et mis le cap sur Belleville où je dois rejoindre d’autres amis. Les pigeons roucoulent devant l’ancien dispensaire pour les maladies de poitrine. Les acacias déploient leurs petits parasols. « La nuit se lève, le jour fut long » proclame un graffiti devant la mairie du 20e où une foule endimanchée célèbre un mariage en lançant de grands youyous auxquels répondent les mouettes qui filent dans le ciel blanc. Après la place Gambetta les acacias sont supplantés par des platanes, plus stables, qui poussent un peu en biais pour chercher la lumière. Une estampe d’Hiroshige rappelle au passant que ce monde est flottant. Oh, « rue du retrait », ce nom-là me plait bien, et ce « passage des soupirs », avec son petit escalier qui s’immisce entre les façades ornées, c’est Venise à Belleville. Voici le col, cependant, à l’angle de la rue de Ménilmontant, après quoi la rue des Pyrénées redescend. Grand vent blanc. Façade blanche. C’est ici que commence, que s’achève, la rue des Pyrénées, on sent d’instinct qu’on est arrivé au bout de la trajectoire en arc de cercle promise par le plan de Paris et le livre de Réda. Un goéland depuis un toit lance un rire sonore, juste devant la station Pyrénées-Belleville. Depuis un éperon hérissé de cheminées tombe une silhouette immobile renversée en arrière. La tour Eiffel apparaît au bout de la rue de Belleville, bibelot incongru, par-delà le trottoir défoncé.
Finalement je bifurque vers le petit parc pentu où les perruches à collier lancent leurs cris électriques pendant que de vieux Chinois, des Africains, des Asiatiques, palabrent ou s’affrontent en des parties de ping-pong endiablées. J’avise un banc à l’écart sous les arbres, dans une allée assez sombre où l’on ne voit personne parce que les buissons ménagent ici comme des loges avec vue sur la ville. Détente. Oubli dans le vert et blanc du jour. Je sens que c’est ici que ma promenade va s’achever. Sitôt assis, deux phénomènes pourtant se produisent qui me laissent pantois. D’une part, sortant de nulle part ou du buisson d’à côté, perlent des notes de guitare, d’abord discrètes, hésitantes, le musicien s’accorde, puis qui deviennent ruissellement de torrent en dentelle d’écume qui se mêle aux cris des perruches puis les efface : c’est du jazz manouche, une petite averse pure et fraiche de jazz manouche offerte aux frondaisons (Réda, on le sait, était grand amateur de jazz et l’hommage serait facile si j’écrivais un texte de fiction au lieu de simplement me promener, mais c’est ainsi que la réalité compose ce récit) ; par ailleurs, un rouge-gorge que je n’avais pas remarqué mais qui était probablement sous le banc avant que je ne m’y assois, surgit de sous mes pieds en sautillant, avance la patte droite, la recule, avance la patte gauche, la retire, penche la tête à droite puis à gauche, puis à droite, puis à gauche, avance encore de trois pas, recule précipitamment et ainsi se livre à une véritable danse, c’est cela, il se met à danser devant moi, comme transporté par le rythme de plus en plus endiablé du musicien virtuose qui joue sur le banc d’à côté et dont j’aperçois en me penchant le bout des chaussures et un fragment de peau noire. Pouvais-je espérer meilleur final pour ma promenade que ce duo entre un rouge-gorge en transe et un musicien de jazz invisible ?
Ce n’est qu’après que je comprends de quoi il en retourne, lorsqu’enfin le rouge-gorge réussit à se saisir de la grosse chenille verte que je n’avais pas vue mais dont je l’avais bien involontairement privé et qu’il tentait désespérément de récupérer sous mon banc, comme le petit garçon du livre de Réda son camion jaune.
Le rouge-gorge s’envole, deux fillettes prennent le relai devant le guitariste dont je vois le pied gauche marquer la pulsation, deux fillettes qui s’assoient les yeux écarquillés devant tant de virtuosité ; puis elles s’égayent à leur tour après avoir remercié le monsieur, je me lève moi-même et la musique continue sans moi, sans nous, offerte aux frondaisons, aux perruches, à Belleville, à la ville, à la vie qui peut être belle aussi en ville…
Paris, 28 et 29/06/24


