Vigie, août 2024

 

Mondes sauvages

 

 

Depuis qu’ayant franchi la crête du 15 on a commencé à redescendre la pente d’août, ce n’est pas seulement le temps qui a changé, avec le retour de la pluie et de grand pans de brume automnale accrochées aux sapins, mais toute la tonalité du morceau qui s’est modulée en mineur, en plus tendu, déjà dissonant. Les nuits sont courtes, interrompues par des rêves de septembre. Je lis plus longtemps, conscient de ce que le temps est compté et que je ne pourrai pas finir la pile qui encombre les chevets.

Volume après volume, j’avance dans la collection « Mondes sauvages, pour une nouvelle alliance » d’Actes Sud, je ne vois rien à l’heure actuelle de plus stimulant que ces livres : Valérie Chansigaud l’avait inaugurée avec Les Français et la nature, après quoi j’ai lu, avec souvent un vif sentiment de reconnaissance, Histoire naturelle du silence de Jérôme Sueur, Sur la piste animale et Manières d’être vivant du très stimulant Baptiste Morizot, Vivre en renard de Nicolas Baron, Quand les montagnes dansent d’Olivier Remaud, Habiter en oiseau de Vinciane Despret, etc.

L’éditeur présente ainsi la dite collection :

« La collection “Mondes sauvages” souhaite offrir un lieu d’expression privilégié à tous ceux qui, aujourd’hui, mettent en place des stratégies originales pour être à l’écoute des êtres vivants. La biologie et l’éthologie du XXIe siècle atteignent désormais un degré de précision suffisant pour distinguer les individus et les envisager avec leurs personnalités et leurs histoires de vie singulières. C’est une approche biographique du vivant. En allant à la rencontre des animaux sur leurs territoires, ces auteurs partent en “mission diplomatique” au cœur du monde sauvage. Ils deviennent (…) les meilleurs interprètes de tous ces peuples qui n’ont pas la parole mais avec lesquels nous faisons monde commun. Parce que nous partageons avec eux les mêmes territoires et la même histoire, parce que notre survie en tant qu’espèce dépend de la leur, la question de la cohabitation (…) devient centrale. Il nous faut créer les conditions d’un dialogue à nouveaux frais avec tous les êtres vivants, les conditions d’une nouvelle alliance. »

Sont ainsi convoqués des philosophes, des historiens, des naturalistes chevronnés, qui dans chaque ouvrage intègrent des éléments autobiographiques, réflexifs, scientifiques voire poétiques (l’un des points culminants de Manières d’être vivant, qui n’en manque pas, est un poème en prose) au service de ce projet de refondation. Je n’avais rien lu ni rien vu d’aussi stimulant depuis le projet géopoétique de Kenneth White – mais ici nulle personnalité écrasante ne peut a priori venir figer le mouvement, naturellement ouvert à bien d’autres travaux en cours dans diverses maisons d’édition (Le mot et le reste, Wild project, etc.).

À six heures, je poursuis ma lecture. Plume et Nouchka se livrent sur mon lit à d’interminables et spectaculaires joutes, griffes contre crocs, la tête du chaton dans la gueule de la chienne, le cou de la chienne enserré dans les pattes du chaton, sans que jamais ni l’un ni l’autre ne se fasse mal, et cela se termine par un échange de bisous, mais oui, et Plume se rendort entre les pattes de sa chienne. Par la fenêtre ouverte je n’entends plus la pluie, qui s’est arrêtée, mais le pic noir et les mésanges qui picorent les poires du poirier – à hauteur duquel désormais j’habite. Puis je reprends de nouveau J’écoute résonner les grillons dans ma mémoire indienne, ce récit après lequel, c’est promis, je m’efface, je ne parle plus de moi, plus rien sur mon parcours et les mille contradictions de ma psychologie, c’est fini, il y a plus important à écrire, il y a ce dialogue avec mon poirier, avec tous les autres habitants non humains que je veux mieux connaître, aussi ai-je décidé d’abandonner les livres de souvenirs au profit de ce qui devrait être un livre de dialogue, d’exploration et d’habitation.

Bientôt je retrouve le chemin quotidien, avec Rimski et Nouchka qui, donc, ont appris à marcher derrière moi lorsque je leur demande (poliment, sans abuser de cette facilité qui entrave leur escapade). Rien n’est plus important que ce chemin au long duquel se déroulent ma vie et le territoire à partir duquel tout advient. Lorsque je parviens à la grande allée des impatientes, je me sens tout petit, parce qu’elles sont hautes et qu’elles en imposent, mais aussi parce que toute la forêt en impose, plus présente, avec tous ces feuillages tout alourdis de pluie. Au-dessus de nous les feuilles des érables sont par endroit déjà criblées de rouille, et le vert des hêtres commence aussi à  tourner. Les messages des arbres se font plus pressants, graines enroulées dans les gangues jetées au sol à la grâce des oiseaux et des mammifères qui les disperseront. Au fracas du torrent répond le grand silence des arbres, qui sont pourtant autant de cataractes, de jets d’eau propulsés jusqu’à la canopée d’où ils retombent enrichis de carbone, à l’intérieur des troncs – et si je me sens petit aujourd’hui, c’est aussi parce que je songe qu’ils pourraient très bien se passer de moi, les arbres, pour vivre et respirer, alors que moi pas. Un peu d’humilité ne gâche pas la promenade.

17/08/24

 

Ce contenu a été publié dans 2024. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.