Vigie, août 2024

 

Retour à la Combe Sauvage (épilogue 3)

 

 

Un silence de tombe pèse sur la Combe. C’est peut-être le brouillard qui étouffe les rares sons encore sporadiquement émis par les marmottes au loin ou le tchip-tchip des quelques rouges-queues qui n’osent même pas froisser franchement leur papier. C’est peut-être parce que ce grand pierrier froid où deux névés perdurent d’année en année, défiant le réchauffement climatique, n’est un lieu de vie que pour quelques hermines furtives, quelques mulots des neiges excessivement discrets, et que le brouillard enfin empêche de voir le gypaète qui niche non loin d’ici mais a certainement renoncé à chercher quoi que ce soit à dépecer ou à croquer aujourd’hui, si bien qu’aucune ombre de grand rapace ne vient plus provoquer l’alarme des mammifères. C’est peut-être parce qu’il s’agit vraiment d’une tombe, les nombreux ossements mêlés au chaos coupant, du lapiaz en atteste, tombe pour tous les animaux blessés de l’hiver, tombe encore pour tous les bouquetins massacrés du Bargy, et sur le grand rocher gris sur lequel je me suis assis on pourrait graver, pourquoi pas, « hommage au Bouquetin Inconnu mort par décret », mort pour rien, tué par la bêtise humaine…

Il y avait tout à l’heure en montant tant de vie ! Par trois fois un jeune gypaète est venu tourner au-dessus du sentier entre deux pans de brume. Aux ruines de Montarquis une perdrix bartavelle a traversé nonchalamment accompagnée de ses six petits qui la suivaient, de pierre en pierre, comme font tous les canetons. Une quarantaine de bouquetins mâles paissaient ou dormaient dans la grande montée des grottes, au pied de laquelle les marmottes se sont montrées à peine ; puis, parmi les graminées de la crête, à quelques mètres dans le brouillard qui ne s’est pas levé ainsi que je l’escomptais, un très vieux bouc aux cornes démesurées est apparu comme un spectre, un gardien, celui-là est le patriarche des lieux, comme pour nous mettre en garde. Nous sommes quand même descendus dans la Combe. Sitôt installées les deux petites tentes de bivouac, les garçons se sont couchés et endormis, pas plus pressé que ça de partir explorer le lieu, si bien que me voici seul, un peu transi, les pieds trempés, cerné par de brouillard et de silence, assis dans le pierrier au-dessus des névés.

J’écris pour mettre à distance la pierre et le froid. Un tel silence, il ne faudrait pas qu’il s’immisce dans un crâne humain car il y aurait de quoi devenir fou, devenir pierre, devenir os, repas pour gypaète – tous les cailloux qui m’entourent, qui ne bougent pas mais dont on perçoit bien qu’ils ont bougé et qu’ils vont continuer à le faire, sont des crânes et fossiles d’animaux humains disparus…

Silence. Brouillard. En vain je cherche le jeune chamois apparu tout à l’heure à notre installation, en vain je cherche un animal. Les cris stridents d’invisibles chocards percent un instant l’épais coton de silence, qui les avale aussi vite. Sifflement continu du silence. Pas même une pierre qui roule, pas même le bruit de la bise qui souffle pourtant. Je pars en quête de crâne, remontant lentement le pierrier.

Pierres grises, pierres couleur brique, couleur chamois, campanules dodelinant de la cloche, scabieuses tremblotantes, asters éteints. Un petit escargot au corps ambré se réfugie dans sa coquille à mon approche, j’attends qu’il en ressorte. Soudain ressurgit sur la crête herbeuse la silhouette brouillardeuse de mon chamois de tout à l’heure qui, ainsi stylisé, semble un sorcier mi humain mi chamois tel qu’on en voit dans les grottes préhistoriques. Mammifère, vieux frère ! Je m’agenouille devant toi pour te regarder me regarder, jusqu’à ce que finalement tu détales parce que, sans doute, tu as perçu un signe qui m’est imperceptible… Je ne me relève pas pour autant, je reste embusqué car de l’autre côté du pierrier on entend des chutes de pierres qui signalent sans doute une procession de bouquetins invisibles.

Il y a quelque chose de plaisant dans ce guet de myope qui force à rester attentif au plus proche et aux sons (ce qui me rappelle une promenade ornitho faite naguère du côté de Lyon dans un brouillard si épais qu’on n’y voyait pas à dix mètres), mais j’accueille cependant avec joie le brusque déchirement du voile qui révèle enfin tous les contours de cette Combe que j’avais craint tout à l’heure d’avoir ratée, n’ayant pas pu voir le sentier – si bien que nous avions dévalé en pente raide le long des éboulis… Une marmotte surprise se jette dans son trou, à mes pieds, et je m’embusque de nouveau pour guetter sa sortie éventuelle, ne laissant dépasser que ma tête. Je constate alors que juste en face, dans mon dos, mon chamois est revenu, qui fait exactement la même chose : il s’est placé juste au-dessus de moi et, ne laissant dépasser que sa tête, il me surveille. Curiosité inter-espèce mutuelle ! Sans doute sa position lui permet-elle aussi de surveiller toute menace éventuelle, mais il me semble évident que, depuis notre arrivée, ce jeune individu s’intéresse au bipède qui s’intéresse à lui (le singulier s’impose, puisque les garçons qui ont fait la montée avec moi sont manifestement entrés dans une hibernation précoce).

Maintenant tout est net. Au loin apparait Bonneville, je suppose, avec ses petites maisons qui brillent au soleil et la grande falaise qui sert de carrière, mais les activités humaines vues d’ici sont silencieuses et immobiles, comme figées, tout est figé à l’image de cet éboulement arrêté du grand pierrier de la Combe. Il est rare de pouvoir aussi bien percevoir les différentes temporalités du monde : celles, si pressées, des petits mammifères dont le cœur bat trop vite ou des passereaux véloces qui côtoient escargots et insectes ; celles des bipèdes et quadrupèdes qui montent et descendent le pierrier avec une grâce et une efficacité inégales, suivant les espèces, mais dont le rythme cardiaque s’accorde à peu près ; celles des névés qui ne fondent jamais, du pierrier, de la montagne entière ; celles des avions qui passent aussi bruyamment au loin, ou celles des gens des villes qu’on imagine… Temporalités distinctes, rassemblées, juxtaposées cependant dans un même espace.

Je regarde encore longuement aux jumelles le sorcier-chamois qui me regarde. Un vertige heureux me saisit, d’être de retour en ce lieu, à l’endroit exact où Nathalie et moi avions croisé le bouquetin dont l’image orne depuis vingt-six ans nos murs et notre mémoire, mais cette fois ce n’est pas le sentiment trompeur d’être revenu en arrière qui me réjouit : ce serait plutôt la tranquille certitude d’être à ma place, avec vue plongeante sur la Combe et ses névés (minuscules vus d’ici), toute préoccupation personnelle momentanément mise en veille par le guet, l’attente, la jubilation de tout ce que je vois et de tout ce que je pourrais voir, de tout ce qui me surveille sans que je le sache, du gypaète qui à tout moment peut surgir à présent que le brouillard s’est levé, de la marmotte cachée dans son terrier qui est probablement ressortie à trente mètres de moi et se fiche bien de moi.

Soudain un grand corbeau frôle la crête, fait crier les marmottes et disparaître le chamois effrayé. Un immense nuage efface la ville, pénètre lentement dans la Combe et l’efface aussi, nous efface. Je poursuis ma montée jusqu’à la cheminée. Poignant paysage lunaire. Un autre névé, plus grand. Un ours de pierre surveille ma progression. Si l’on tend bien l’oreille, on entend en soi la bête ou la montagne qui gronde…

Combe Sauvage, massif du Bargy, 19/08/24

 

Ce contenu a été publié dans 2024. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.