« Carrefour de la solitude »

« La montagne est obscure, à des années-lumière… » En surplomb, dans l’œil du héron gris qui tourne au-dessus de la gouille, je nous regarde passer, avec Rimski et Nouchka derrière moi ; et puis en une pirouette bien maîtrisée, je réintègre ma tête et considère le tunnel de verdure qui s’ouvre devant nous, les veaux dans l’herbe rase, Belledonne coiffée de nuages anthracite ou le chat qui détale. Meuglements rauques, cris des geais, à sept heures les lampes sont allumées dans les cuisines où des silhouettes solitaires s’affairent. Quelques bogues vertes ont roulé sur le chemin. Les chiens m’escortent jusqu’à la lisière, puis je leur dis : « Allez ! », et ils reprennent leur cavalcade.
Sitôt dans le bois, je me mets à chanter « au carrefour de ma solitude et de mes illusions perdues… » Comme chaque fois Nouchka traverse à gué et Rimski prend la passerelle. Comme chaque fois je m’accoude et regarde l’eau du torrent passer entre les pierres, dans l’air alourdi par l’odeur des balsamines. Je peux sans crainte donner de la voix, le torrent me couvre. Je rôde un moment sur la rive où s’est échoué un gros pneu de camion qui servira au moins de gîte aux moustiques.
Rien à faire, elles me fascinent, ces balsamines, ces impatientes de l’Himalaya qui sont chaque été plus hautes et me ramènent à la réalité du moment. Je me demande jusqu’où ira leur expansion, et pourquoi certaines zones sont épargnées au profit des ronces. Je constate qu’elles colonisent en effet les trouées où la lumière passe, laissant aux ronces les zones de pénombre, mais ce n’est pas toujours vrai puisqu’il y a une petite trouée qu’elles ont délaissée et une autre équivalente un peu plus loin qu’elles ont colonisée. Je ne sais pas pourquoi, je ne comprends pas leur logique. Je m’arrête un moment au deuxième foyer le plus important, où je constate que les bourdons sont au travail, que les pucerons ont envahi les invasives et que, ça y est, les gaines gonflées de graines éclatent quand on les frôle, préparant le prochain cycle.
Je m’assois un très long moment sur la pierre habituelle près du pont pendant que Nouchka joue dans l’eau. Les feuilles du frêne tombent, le courant les emporte. Plus loin, au troisième pont, face aux ruines, des girolles ont poussé, profitant de la pluie, pur don sans raison, sans fonction, grâce auquel on mangera un peu de forêt au dîner.
Il est dix heures. En ce moment a lieu la crémation du corps de Catherine Ribeiro. Je pense à elle, je pense au passé. Je repars en chantant, entraîné par la sente, par les chiens, par le temps, je file vers septembre.
La maison est vide de ses habitants humains. Léo, parti, découvre sans moi Neuvic et ses alentours, l’ombre de nos rentrées est partout que je chasse en chantant de plus belle. Dans l’après-midi je mets en ligne le témoignage qui précède, et passe la soirée à répondre aux messages reçus en retour. Je me ressers du thé, perds contre moi-même une ou deux parties d’échecs, parle aux chiens, aux chats, au poirier, à la nuit. Je suis prêt à accueillir septembre.
27/08/24


