Vigie, août 2024

 

Ce qui nous lie au lieu

 

 

Ciel gris clair, nuages sur Belledonne. La clameur éperdue des chiens du gîte et les cris de pintade de Nouchka signalent à la vallée entière notre promenade, qu’un geai en lisière annonce aussi à son tour comme si cette nouvelle importait aux habitants du bois, et à qui que ce soit… Au moment où je m’apprête à photographier le même châtaignier dans le même pré (malgré la faible luminosité de ce matin), le jeune joggeur blond aperçu l’autre jour surgit derrière nous, arrête sa course, considère avec inquiétude les deux gros chiens qui, dressés sur leurs pattes arrière, veulent le saluer à leur façon ; je les retiens, rassure le jogger qu’à son allure et accent je suppose être hollandais, qui reprend sa course et qui disparaît sur ce chemin où je sais qu’il va parcourir, sur un tempo plus rapide, le même tour que nous.

Que l’on marche ou que l’on coure, seul ou avec ses chiens, la répétition permet de nouer au fil du temps un lien plus ou moins intime et plus ou moins précis avec le lieu. Toutes les sensations qu’on accumule viennent se stocker dans une mémoire bien ancrée, sensorielle, corporelle, ainsi nourrie des toutes ces rencontres conscientes ou inconscientes avec le terrain, les cailloux ou la glaise du sentier, les plantes et leurs odeurs, les mammifères, les oiseaux, les reptiles, les insectes, les gastéropodes que l’on voit ou dont on perçoit les traces. Avec le temps on devient un peu le torrent, un peu le pré, la combe, la forêt. Dans les muscles de mes jambes, il y a quelque chose de la montée finale.

Tout cela reste trop confus et trop hâtif à mon goût, parce que je suis emporté par mes chiens, eux-mêmes emportés par leur instinct – ce serait pire si je courais (ce que je ne fais que ponctuellement pour complaire aux samoyèdes). Aujourd’hui pourtant, je prends le temps de m’arrêter, malgré les protestations de la meute, pour photographier de près les impatientes, dont les différences de couleur (du blanc au pourpre) sont particulièrement marquées. Cela me permet de voir que la fructification des ronces entremêlées aux invasives a quand même bien avancé, et d’observer quelques abeilles sauvages déjà au travail ou une mouche d’un beau vert brillant posée sur une feuille. Je ramasse une plume de rapace que je mets dans mes cheveux. Je verbalise tout cela pour mieux voir, pour garder traces.

Est-ce à dire que nous ne sommes, nous autres humains qui passons sur ce chemin, que des spectateurs ? Je ne le pense vraiment pas. D’abord, si spectateur il y a, c’est valable dans les deux sens : les bêtes aussi nous regardent, et depuis tout le temps certaines nous reconnaissent (les chevreuils, par exemple, qui ont compris que nous n’étions pas un danger depuis belle lurette, mais aussi l’écureuil du châtaignier au-dessus de La Martinette, la martre d’après le pont, sans compter les chèvres, les vaches et les chats). Passant sous ces frondaisons, je sais que je traverse un espace de grande visibilité, je sens qu’on nous regarde. Ensuite et surtout, je participe désormais à la vie de ce lieu. Ce chemin par où passent aussi les animaux sauvages, je contribue à le façonner avec mes pieds et les pattes de mes chiens, dont les poils entrent dans la composition de tous les nids du secteur. Leurs marquages, leurs défécations (toujours aux deux ou trois mêmes endroits) sont des signes lus par d’autres bêtes, et propagent aussi la nourriture que je leur donne, que j’espère d’assez bonne qualité pour ne pas entraîner des conséquences trop négatives (et je m’inquiète aussi de cet insecticide qui rend leur sang toxique pour les tiques et dont je ne connais pas l’impact éventuel sur la faune locale). Je prends certes garde à les maintenir en longe, puisqu’il n’est pas question de les laisser terroriser les sauvages, mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’interactions avec le lieu, que notre présence est sans conséquences. Ce chemin où de jour en jour je m’érode, s’érode aussi avec moi, me dis-je en faisant rouler une pierre.

Le rapport reste, j’en ai bien conscience, trop ténu, même s’il s’enrichit avec le temps. Je voudrais tout savoir sur ce lieu, son histoire, sa géologie, tout connaître des plantes et des bêtes, des nants et des pierres qui le constituent – connaître dans le détail, être capable de distinguer chez les chevreuils, les renards ou les oiseaux que je croise des individus… Je me dis que j’ai, si tout va bien, quelques années devant moi pour affiner et approfondir.

05/08/24

 

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