Leçon du chien blanc à propos du grand désir (Rimski talks)

Mille peuples au dehors foisonnent, emplissant l’air des courbes de leurs envols, aérant la terre de leurs galeries, saturant l’espace de leurs odeurs, de leurs chants et de leurs cris qui sont autant d’appels, quadrillant tous leurs mouvants territoires de traces que l’on peut parfois déchiffrer. Tous les peuples des sauvages nous attendent là dehors. Je les désire, songe le chien en inclinant la tête pour accueillir le harnais avec chaque fois un léger mouvement de côté pour dire quand même son désaccord de principe. Oh, si tu savais, mais tu ne peux pas vraiment savoir, à quel point je les désire ! C’est pour cela que je fais mine d’accepter d’assez bonne grâce le harnais et la longe qui m’entravent, avec chaque fois un mouvement de côté pour rappeler mon désaccord de principe : c’est parce que je désire les sentir, je désire les voir, je désire les toucher, me rapprocher au moins, entrer en relation avec eux de toutes les façons possibles. Je désire avoir des nouvelles d’eux, parce que je sais qu’ils m’ont laissé des messages dont je n’ai pas encore pu prendre connaissance depuis la saillie d’hier – car moi, je ne dirais pas « sortie », ni « promenade » ni « balade » si je pouvais parler dans ton langage, non, je dirais « saillie », avec tout ce que cela suppose de force vitale, je dirais « saillie » car « toujours suis mal vivre discrètement, et ne me puis donner contentement si hors de moi ne fait quelque saillie », tu peux comprendre cela, toi qui lis de la poésie et qui consultes aussi à tout moment les messages que l’on t’envoie avec une attention que tu maintiens avec moins de constance que moi quand il s’agit de ces autres messages laissés par les sauvages.
Je veux connaître le petit chat embusqué au soleil au pied du châtaignier et qui ne reste là à me narguer que parce qu’il a vu que je suis entravé, qui donc lui aussi à sa façon veut me connaître. Je veux retrouver ce chevreuil dont je sens la présence chaque matin dans le dernier virage en lisière du bois juste avant le hameau, et qui me guette aussi, qui a dressé les oreilles bien avant notre approche, poussé un léger cri qui m’était en partie adressé. Je veux connaître l’écureuil, toujours le même, l’écureuil de la grande souche, je le veux tellement que je bondis sur l’arbre, tu te moques, je sais que c’est inutile mais au moins je me rapproche tant je désire, je désire…
Flairer, marquer, recevoir le message et répondre. Marquer, marquer, message à toi, message à tous, message à tous, à tous les sauvages qui perçoivent, qui comprennent, qui partagent ce désir qui ne me brûle pas mais m’anime, qui est désir des autres, soif de présence, insatiable curiosité de l’autre. Je veux savoir, je veux connaître, je veux connaître ce sentier inconnu qui bifurque au confluent du nant.
Marquer, déféquer, rappeler que je suis là, répondre au renard et au chien du voisin qui est passé par ici et repassera par là car c’est ainsi qu’on se parle sans se voir comme deux gamins d’autrefois avec des talkies walkies, c’est ainsi qu’on joue ensemble sans se voir même si ce serait tellement mieux truffe contre truffe, crocs contre crocs, et ma patte sur sa nuque. Mais mon désir est vaste, je désire le vent du nord chargé de signes que je sens, je désire la feuille qui s’envole, le papillon, le chevreuil, le chevreuil, le chevreuil. Pendant que toi tu t’immobilises devant une mouche qui brille posée sur une feuille de châtaignier parce que tu es attiré, toi, par ce qui brille – et je dis bien attiré, c’est un désir un peu fade, un désir dispensable d’esthète qu’être attiré alors que mon désir à moi est tendu comme un arc prêt à rompre, comme la longe quand je tire parce que voici le chevreuil, le chevreuil, il n’y a que lui qui brille pour moi, le chevreuil doré, ondoyant, bondissant, sa croupe sous mon nez, mais la longe ne rompt pas alors cette fois j’aboie, de toutes mes forces, j’aboie après lui, tu te moques, tu dis « il n’y a vraiment que le chien qui soit assez bête pour aboyer après le sauvage qu’il convoite » mais c’est toi qui me rends bête avec ton harnais et ta longe et la friandise que tu me donnes et que j’accepte, petit plaisir de gourmandise domestique pour calmer mon grand désir sauvage, j’aboie rauque et plaintif de toutes mes forces, je ne fais pas le loup, ça je sais faire aussi, j’aboie rauque pour lui dire à lui, pour te dire à toi, et pour dire au monde entier l’ampleur de ce qui me frustre.
Je sais que ça passe. Tous les désirs passent. Un grand désir comme ça ne dure pas, pas plus d’une minute, ou deux ou trois si le sauvage s’attarde et me nargue, et l’instant d’après mon grand désir a pris d’autres formes et me fait trotter. C’est à ça qu’on reconnaît le grand désir, il vous fait avancer vite, museau au sol, flairer, flairer, pister, traquer, lire avec une telle avidité que rien, pas même la friandise domestique, ne peut vraiment vous arracher à votre sentier. C’est à cela qu’on reconnaît le grand désir : tu rentres épuisé par la chaleur de l’été, tu te couches contre la porte dans la fraîcheur de la cave, mais voici que le portail est resté entrouvert : plus de fatigue, plus de chaleur qui tienne, l’instant d’après tu cours dans le bois et courras jusqu’au bout de tes forces pour te rapprocher de l’objet mouvant, toujours insaisissable, de ton désir.
Mon désir, disais-je, est vaste ! Il englobe tous les signes de tous les vivants, les cailloux du torrent aussi, qu’on fait rouler sous la patte, la branche qu’avec Nouchka on se dispute pour jouer, mais plus encore les vivants, et parmi eux les mouvants, qui émeuvent le plus, les courants avec leur croupe blanche dans la forêt sombre, moi je vois en noir et blanc mais je ne vois qu’elle, les volants que j’aime autant, et quand je vois une grive, un merle, le héron, la buse, l’aigle qui s’envole devant moi je me sens pousser des ailes.
Je désire, mais ce n’est pas malheureux ce grand désir là qui se nourrit de toutes les apparitions et disparitions, même les limites que tu m’imposes, que de toute façon le monde m’impose puisque je ne peux pas voler, ni rattraper le chevreuil qui est plus rapide que moi, ces limites font chanter mon désir comme la contrainte de l’instrument fait chanter l’air dans le saxophone, je sais que mon désir lui-même est courant, mouvant, qu’il va changer cent fois de support et de forme avant le retour.
Soudain il prend la forme de la grive qui traverse bruyamment, que Nouchka course en premier et moi derrière elle. Puis voici le jeune jogger qui nous dépasse, hésitant, je le suivrais bien car sa course est une invite, mais tu me contrains. Je ne t’en veux pas, la contrainte est une chance car si j’avais suivi ce jeune homme je n’aurais pas vu la martre et celle-là, celle-là !… Cette fois nos deux longes s’orientent dans la même direction, ce n’est pas fréquent, pour tenter de la rejoindre, la martre qui est déjà loin.
J’avance, j’avance, mon désir est une course, pendant que Nouchka derrière nous s’attarde sur les restes d’une tourterelle : moi je les préfère vivants, volant, m’appelant, même si quand même une charogne, un gros os, de temps en temps…
Toi aussi, je sais bien, tu désires, tu es une bête comme moi, nous avons beaucoup en partage, et souvent nos désirs s’alignent quand on suit la même piste, quand tu te détournes des chanterelles que tu cueillais pour suivre la piste du cerf que je t’ai montrée, quand tu scrutes comme moi, avec moi, que tu cesses de marmonner et flaires avec moi. Toi aussi tu l’éprouves, ce désir qui traverse tous les vivants, ce plaisir, ce bonheur même d’être en relation avec ce peuple des sauvages familiers qui partagent le territoire. Jamais, comme certains de tes semblables, tu ne dis que tu es « seul en forêt » ou « seul dans la nature », car c’est vraiment pour le coup non pas être bête mais stupide, imbécile que de dire ça, crétin par cécité-surdité acquises, mais ça se guérit, tu sais, et moi que parfois tu accuses de te gêner quand tu observes en silence je peux t’aider à ça, je peux t’enseigner. Regarde-moi, regarde-nous creuser la terre meuble au bord du torrent, regarde nos dents briser cette branche, regarde-nous courir dans l’eau, remontant le nant : je peux t’apprendre, si tu veux, d’autres façons de le vivre, ce désir qui est en nous, qui ne s’apaise jamais, qui emporte tous les autres et dont les sensations au retour palpiteront encore dans mes rêves, mes pattes, pendant la longue sieste d’été qui nous attend au retour….
Et ce jour-là, la promenade, l’escapade, ou dans le langage de Rimski lisant Louise Labbé la saillie dure et se prolonge le long du torrent, de pierre en pierre, en une course bienheureuse.
10/08/24


