Vigie, août 2024

 

 Rituel du matin / la forêt est un chevreuil (Nouchka talks)

 

 

1.

La nuit est chaude, bien trop chaude pour qui, même en été, ne se sépare jamais de sa fourrure hivernale, alors, puisqu’on en a le droit, on se sépare de nos humains et l’on dort dans l’herbe encore un peu humide devant la maison. L’air tiède est traversé d’appels, de glapissements de renards, de hululements de hulottes, et le grand chœur des grillons nous rappelle l’immensité du monde. On rêve de courses dans la forêt enneigée et de chevreuils dorés.

Vers six heures, au deuxième étage de la maison, le rideau s’entrouvre et l’humain nous salue. C’est le signe des retrouvailles, éperdues, comme chaque fois : faire la course, foncer dans la grande chatière, Rimski est le plus rapide, monter à toute vitesse les deux escaliers, puis par la deuxième chatière jaillir dans la chambre en vocalisant nos cris de loups et bondir à trois sur le lit, le chaton Plume avec nous. C’est le chant matinal des oiseaux au printemps, le retour de l’hiver attendu, c’est plus encore une réminiscence lupine qui résonne dans ma voix, de ce moment magnifique où l’on se rassemble dans le chant pour la chasse et l’amitié. On se roule, on joue, on échange caresses et léchages, avant ce qui est notre départ en chasse : la promenade du matin. Courir à nouveau, dévaler dans l’autre sens les deux escaliers : la forêt nous appelle.

 

2.

Trotter, accélérer, tous deux tendus soudain dans la même direction, quatre oreilles dressées et autant d’yeux qui scrutent la lisière en direction de la bête invisible, talus trop haut et cap d’immobilité obligent, mais pas imperceptible.

Avancer quand même par-delà la clôture électrique, tenter d’aller les voir les veaux qui ne veulent pas et courent se réfugier près de leur mère. Aller en ligne droite comme un loup, ou bien folâtrer comme une chienne, un papillon plutôt, dans la cour des voisins, derrière le tas de bois ou gîte une bestiole, entre les fins poteaux des clôtures où la longe va se prendre, à l’orée de tous les chemins de traverse, aucune raison de mettre ses pattes dans les traces de l’autre, aucune raison d’avancer en silence, comme des loups militaires à l’entraînement puisqu’on est chien et chienne en balade, à l’abade.

« À l’abade » ne veut pas dire « en liberté », juste au dehors pour une divagation ordonnée ; mais quand même, courir à toute force et se jeter dans le ravin en oubliant l’attache pour courser l’écureuil ne se refuse pas – puis, quand la longe s’impose, aboyer rauque ou aigu pour protester.

Repartir aussitôt. Courir, trotter, marquer, marquer, marquer, redire qu’on est passé, déféquer un peu plus loin que d’habitude là où le vent du nant souffle mieux, c’est le matin le plus chaud de l’été. Traverser la passerelle par en haut, par en bas dans l’eau fraîche que l’on lape en passant. S’attarder dans le courant, tremper ses pattes, laper encore, gratter le fond sableux, s’ébrouer, repartir dans la montée aux balsamines.

Foncer dans les ronces, foncer à toute berzingue en emportant l’humain parce qu’il est là, à découvert à quelques mètres devant nous entre les deux rangées de fleurs, divin cadeau forestier, le chevreuil. Aboyer rauque, aigu. Foncer de plus belle droit devant même si c’est sur la gauche qu’on l’a vu détaler. Toute la forêt est un chevreuil. L’odeur folle des fleurs, c’est l’odeur du chevreuil. Les feuillages et les arbres perçus en noir et blanc sont couleur de chevreuil. L’oiseau qui fourrage dans les murs fait un bruit de chevreuil. Dans le flux du torrent passent des chevreuils d’écume. Aboyer face au nant : c’est un aboi de chevreuil qu’on entend en écho.

Puis tout se calme. Trotter en ligne ou de conserve, les queues baissées, jusqu’au deuxième pont où l’on boit, où l’on joue, où l’humain s’assoit. Haleter. Trop chaud déjà. Le soleil pointe au bout de ce sentier, prendre le raccourci pour l’éviter ou prendre à revers le chevreuil : ça y est, elle est revenue, l’obsession qui fait grimper plus vite, tracter l’humain, réveille le fauve, accorder la plus extrême attention à la moindre herbe qui dépasse, à tous les troncs, tous les cailloux, toutes les traces.

Traverser en plein soleil à présent le grand champ que d’autres ont traversé dont on sent les présences. Passer à son tour, franchir triomphalement la clôture au chant du coq, puis regagner l’enclos. Se laisser pulser et brosser longuement par l’humain, gloire au vent ! Boire longtemps, se coucher sur les dalles fraîches de la cave, un œil encore vers le jardin. Rêver de chevreuil.

13/08/24

 

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