Des provisions de lumière

Comment va l’automne en octobre ? Il va, il vient, il flâne, il verdoie encore dans les prés là où le soleil de fin d’après-midi règne encore, au bout du tunnel des noisetiers et sur le tronc moussu du grand châtaignier à la branche cassée. Il châtoie dans les sous-bois où les fougères roussissent de jour en jour. Il a même permis ici ou là la repousse d’un gazon frais tout à fait printanier, et il lui revient des velléités d’été quand on repart à travers champs à la rencontre du grand soleil de face.
Les nuages courent le long de la montagne et le vent du soir ébouriffe les arbres jaunissants. Les champs sont encore fleuris de trèfle mauve et d’aconit. Un pigeon a perdu des plumes en lisière où les sangliers ont labouré la terre et le long de laquelle passent des chevreuils agités, anxieux de la chasse du matin, qui n’attendent même pas qu’on approche pour s’enfuir. Les châtaigniers alourdis de bogues vert pâle préparent généreusement des réserves pour tous les habitants du bois. Et moi, je chemine hors sentier, saluant la silhouette étonnante de ce châtaignier dont toutes les branches sont orientées vers le sud-est, ou bien cette coulemelle en baguette de tambour magistrale qui orne la crête, et puis le héron gris, le geai des chênes, le casse-noix et le pic-vert qui passent.
Vent dans les arbres. Assis dans l’herbe je suis aux jumelles les grives musiciennes, dont j’ai appris récemment que six millions d’individus étaient abattus chaque année en France (pourquoi tuer un si petit oiseau qui, truffé de plomb, doit être en vérité immangeable ?). Je me demande si ce sont encore les hirondelles qui voltigent au-dessus des frênes, un peu loin même aux jumelles, mais je constate en m’approchant qu’elles sont bel et bien parties. Je longe la lisière au-dessus de la Martinette, entre la sapinière sombre et les petits bouleaux frêles, là où d’habitude attendent les trois chevreuils. Ils sont bien là, et eux ne partent pas. Le grand chœur de la frustration canine résonne pendant qu’ils s’éloignent assez lentement et que moi, assis au pied d’un bouleau, je contemple la combe.
Plus bas je photographie les disques parfaits des très grandes lépiotes que je surveille depuis quelques jours et qui ont atteint leur plein épanouissement. Puis on retrouve la forêt au-dessus du ravin où coule le nant du Feu de joie. Je suis parti tard aujourd’hui pour voir cette lumière, ce contraste impeccable entre les troncs très sombres, celui du vieux tronc totem surtout, et les rayons du couchant. Plaisir esthétique, sans doute, mais c’est aussi une façon de raviver la curiosité pour ce lieu devenu tellement familier que de le voir ainsi à une heure et sous un éclairage moins habituels, c’est façon de mettre toutes les chances de mon côté pour me surprendre et surprendre aussi, qui sait, le renard avant le crépuscule, ou n’importe quelle bête sauvage. C’est façon enfin de faire provision de lumière avant la nuit, j’en sentais le besoin.
Ici le souffle de la cascade soulève une fine odeur de feuilles de hêtre fermentées, à laquelle se mêlent bientôt l’odeur des impatientes. On franchit la passerelle bien plus vite qu’on aurait voulu, à cause des chiens qui ont encore senti une bête. Soudain, alerte orange, on entend pétarader une moto qui déboule derrière nous. Je me jette sur les côtés, rappelle les chiens, m’embusque parmi les impatientes, salue quand même le motard, et puis j’attends un long moment que l’odeur de l’essence se dissipe. Elle persiste néanmoins si longtemps que le plaisir olfactif promis en est gâché. Les odeurs, dans cette gorge et par temps frais, sont comme capturées , ce qui dans ce cas n’est pas un avantage.
Je franchis très lentement la deuxième allée d’impatientes défaites dont il ne reste au long des hautes tiges que les capsules vides ou gonflées et de très rares fleurs. Autant l’avouer, j’en éprouve de la tristesse. Je me suis attaché à elle, la fin de leur floraison signifie la fin des beaux jours, et leur prochaine éclipse. Cette odeur que je goûte quand même, je ne la retrouverai plus avant bien des mois quand ce sera fini, et je ne peux m’empêcher de me demander où en sera le monde à ce moment-là, où en sera la guerre en Ukraine (les troupes russes ne cessent de progresser), où le Liban, Gaza, la Palestine, jusqu’où sera allé cette folie punitive, est-ce que Trump aura vraiment été réélu, ce qui serait une nouvelle étape vers l’accélération des catastrophes ? Il y a soudain beaucoup d’inquiétude dans le parfum des impatientes. Se projeter dans le futur est le propre de l’homme, que voulez-vous, je ne vais pas faire semblant d’être ce que je ne suis pas, et me refuse à gommer systématiquement mes égarements…
Tout de même, au troisième passage des impatientes, qui sont ici plus vigoureuses sans doute parce qu’il y a plus de lumière, l’odeur de la moto s’est dissipée et celle des invasives me ramène au présent. L’un des affluents du torrent a débordé, transformant le sentier en ruisseau dans lequel on patauge. On salue les ruines des coprins et le Gelon en crue. Rimski choisit le chemin de gauche, qui rallonge la balade (je m’interroge sur ses critères, suppose qu’ils sont surtout liés aux odeurs animales). Ça me va, ça me plaît, on rentrera avec la nuit.
Long silence. Je marche en regardant le sol où défile un tapis de feuilles d’érable couleur rouille, or et orangé, qui devient dans ma tête et avec la vitesse modérée de ma marche un tableau de plus en plus abstrait, à mesure aussi que la pénombre gagne et que les contrastes s’accentuent. Cette nuit, quand je fermerai les paupières, je reverrai les feuilles ainsi défiler comme au fil de l’eau les rêves. J’aurai fait pour la nuit ma provision d’odeurs, de couleurs et de lumière.
02/10/24


