Vigie, octobre 2024

 

Des cachalots et des chiens

 

 

Il peut sembler logique de penser qu’une activité agréable mais sans cesse répétée finit par perdre de son attrait, parce qu’on s’accoutume jusqu’à ne plus prêter attention à ce qui faisait les charmes des débuts. Il faut être malade pour prendre conscience de la chance qu’on avait de ne pas l’être, et puis « la vie rend modeste : on voit ce qu’on avait quand on voit ce qui reste ! » (chante Dominique A).

Je ne prétends pas échapper totalement et naturellement à ce piège de l’accoutumance, il peut m’arriver, lors de mes escapades quotidiennes, de retourner à cette sorte de cécité machinale à laquelle nous sommes enclins bien plus que les chiens, mais j’ai pourtant du mal à croire que la balade de ce matin, pour laquelle je suis exactement le même itinéraire, a quoi que ce soit à voir avec celle d’hier soir.

Il faisait doux, il fait froid. Il faisait beau, il pleut. Les chevreuils n’étaient pas dans ce repli du pré où souvent ils viennent paître ; ils y sont ce matin, tous les trois, qui d’abord détalent assez mollement lorsque les chiens aboient, puis qui s’arrêtent, se retournent, nous regardent avec vigilance et curiosité. Ils nous connaissent. Ils ont vu les longes. Ils savent que je ne suis pas armé, que je ne suis pas dangereux – et aussi qu’il pleut trop pour que les chasseurs soient de sortie.

On redescend par le grand pré en pente labouré par les sangliers. La pluie crépite sur le K-way. Ça sent la sève et le sapin. Dérapant à l’endroit même où je me suis assis hier au pied du petit bouleau, là où les chevreuils ne nous attendent pas puisqu’on les a déjà croisés plus haut, je remarque, au milieu du crottin, les tentacules rougeâtres de ce champignon pieuvre d’origine australienne qui a commencé à se répandre depuis un an ou deux et qui apprécie manifestement la terre riche, le compost, ici le crottin des chevaux.

Traversant lentement cette fois la passerelle glissante, je découvre le long de la rambarde une très touchante exposition de feuilles mortes dont le souffle du torrent en contrebas est susceptible à tout moment de chambouler l’éphémère beauté. La longue ligne sombre du chemin boueux qui défile devant moi me fait plonger dans des songeries de cachalot, pendant trente mètres peut-être l’image de ces prodigieux animaux capables d’émettre le son le plus puissant du monde animal, de plonger à des profondeurs abyssales en apnée pendant plus d’une heure, qui peuplaient naguère les océans par centaines de milliers et qu’on a menés au bord de l’extinction pour en soutirer de la graisse et de l’huile, occulte la promenade ; puis le cri d’un geai me ramène au présent.

Depuis qu’on a cessé de les chasser et commencé à essayer de les comprendre, les cachalots font preuve de curiosité à l’égard des plongeurs avec lesquels il leur arrive de jouer précautionneusement, comme ma chienne Nouchka avec le chat Plume, sans mettre les dents on espère – après tout, leur ancêtre était un mammifère terrestre de la taille d’un chien. Ainsi les animaux en général et les autres mammifères en particulier manifestent-ils vis-à-vis de l’homme une agressivité rare et toujours justifiée, une indifférence salutaire ou bien, assez souvent, cette curiosité bienveillante qu’en tant qu’espèce, on ne mérite guère, mais tous les individus ne sont pas responsables de ce qu’a fait l’espèce… « Et les oiseaux ? » dis-je au geai qui me regarde en dodelinant de la tête depuis sa branche. Il dodeline de la tête, puis il s’envole en criant. C’est bon, toute la forêt sait que je suis là, inutile d’insister…

La pluie redouble. Rimski choisit le chemin de droite, le plus court, et cette fois-ci je comprends bien que c’est parce qu’il n’aime pas être trempé et qu’il veut rejoindre son canapé après une bonne séance de séchage. Chien primitif, mon œil ! Ou bien c’est ainsi que nos ancêtres ont pu domestiquer le loup, qui peut-être n’aimait pas la pluie mais appréciait de se sécher auprès du feu après un bon massage ?

Cela me semble peu probable. Hier une de mes élèves ne voulait pas me croire lorsque j’ai expliqué que l’homme avait façonné le chien à sa convenance, à partir du loup. Elle ne voulait pas croire qu’il existât une différence non seulement morphologique, génétique, mais quasi ontologique entre l’animal sauvage et l’animal domestique ! C’est tout simple. Mes bons gros chiens de traîneau qui trottinent vers leur canapé se souviennent du loup quand ils sentent le chevreuil ou la neige, mais je ne pense pas que le loup, tout curieux qu’il soit des hommes qui le pistent, se rêve jamais en chien. Je le lui demanderai si je le vois, à la fin de ce mois, quand j’irai sur ses traces. Pour l’heure, Rimski au garde-à-vous sur la table de l’atelier, attend que je le sèche.

04/10 24

 

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