Aujourd’hui, c’est facile

C’est une fin de matinée d’octobre radieuse et rutilante, avec cette lumière d’après la pluie et ces derniers pans de brume qui transforment le chemin habituel en une succession de tableaux inédits. Je traverse très lentement ce paysage neuf, car le degré de renouveau est rarement aussi élevé en dehors des jours de première neige, de tempête, de grands chambardements.
Cette fois-ci les jaunes de l’automne se sont partout éclairés, dans les arbres, sur le sentier, même dans la chevelure du grand châtaignier rond du pré qui semblait vert hier encore, et qu’on découvre toute ornée de dorures. Des pommes bien rouges, des noix et des noisettes bien mûres qui craquent sous le pied, des champignons multicolores à foison, de lourdes bogues vert jaune qui laissent échapper les châtaignes qu’en passant on ramasse et qu’on caresse ensuite du bout des doigts tant elles sont douces, des odeurs si suaves qu’elles font revenir sur ses pas pour les humer encore, et puis cette divine douceur d’automne : tout partout proclame la générosité du monde et l’abondance d’avant l’hiver.
Hier pourtant je déplorais la pauvreté de ces bois, où la faune et la flore ne sont pas très riches, et j’évoquais avec nostalgie mes promenades amazoniennes. Là-bas les cours d’eau n’étaient pas endigués, et si j’avais été sur mon chemin d’alors autour du mont Grand Matoury j’aurais déjà observé cinq ou six espèces de grenouilles et de dendrobates, de fins scorpions dans une souche, des chauves-souris à l’intérieur du tronc creux d’un figuier étrangleur, quelques serpents et des myriades d’oiseaux. Mais voici que soudain Nouchka s’affole, qui semble dire : est-ce que tu sens ce que je sens ? Ça sent bon, ça sent la bête, ça sent la vie !… Il y a de la vie par ici, car ce torrent est vivant, que parcourent les truites (en voici trois qui glissent entre les pierres), qui creuse son lit mais pas trop, et qui nourrit la vie tout au long de ses berges, avec toute la place qu’il lui faut. Le grand sapin qui est tombé il y a trois ans et qui pendant longtemps a fait un pont au-dessus du torrent et du chemin qui le longe s’est affaissé, a pourri, donnant lui aussi gîte à la vie… Alors, bien sûr, ce pourrait être mieux, ce le sera un jour quand on aura fait taire les fusils, mais si tu ne sens pas à quel point la vie persiste, il te faut simplement affiner tes sens, te travailler un peu, te faire aider par un chien ou deux, lire les livres qui éclairent, arpenter, regarder, tu peux même laisser de la place aux souvenirs d’enfance qui reviennent, si tu veux, quand tu regardes l’escargot ou les coprins échevelés…
Même sans écrevisses ni moules perlières, ce torrent est vivant. Tends l’oreille : c’est encore le roitelet ! Suis la flèche du regard de ton chien, la martre se trouve au bout (toujours la même, au même endroit). Certains jours, je sais, c’est difficile, à cause de ci, à cause de ça, à cause de toi, à cause du moi qui nous encombre ou du temps qui nous serre ; aujourd’hui, profite : c’est facile.
07/10/24


