Vigie, octobre 2024

 

Un habitant du lieu

 

 

La promenade sur les crêtes boisées du Cucheron semble une exposition réalisée par un plasticien-mycologue de génie. On s’extasie devant l’invraisemblable diversité de formes et de couleurs offertes par ces champignons qui me sont pour la plupart inconnus. J’en photographie certains, j’en cueille d’autres, remplissant peu à peu le sac de chanterelles, de cèpes de Bordeaux, de trompettes et de pieds de mouton, pendant que les chiens patientent en humant l’air doux et trempé de cette fin d’après-midi d’octobre rutilant.

Je n’ai pas assez dit l’importance que revêt à mes yeux cet acte de la cueillette.

Puisqu’à l’instar de la plupart des gens je n’entretiens plus de lien de dépendance directe avec le lieu où je vis (la plupart des denrées alimentaires que je consomme étant produite un peu plus loin, dans les fermes alentour ou beaucoup plus loin pour le tofu, le seitan, le thé et le riz qui sont mon ordinaire), l’artifice et la distance me menacent. Devant ce si beau spectacle de la forêt en automne, il est difficile de ne pas devenir spectateur. Comme le disait Georges Perros, si l’on pose sur les choses un « regard touristique », « elles font le paon »… Je ne dédaigne pas ce plaisir esthétique, je ne le dénigre même pas : je m’exclame sans vergogne que c’est beau, puisque c’est beau ! Mais le spectacle, quand il n’est pas rite ou rituel participatif, facilement laisse le spectateur à l’écart de sa beauté, surtout quand il n’a nullement été conçu pour lui. Un intrus, voilà ce que je me sens facilement être, tant ma place est fragile. Le chasseur occupe plus aisément la sienne, ancestrale et naturelle, de prédateur – même si ceux qu’on voit patrouiller dans la vallée, qu’on me pardonne, n’entretiennent pour la plupart avec le lieu qu’un rapport pauvre, voire mortifère (tirer sur un cerf, je ne peux pas comprendre…). Infiniment plus subtil et riche me semble le rapport qu’Élodie peut nouer avec ce grand jardin qu’elle élabore, les mains dans la terre, en étroite connivence avec tous ses habitants – à commencer par les minuscules. L’alliance est tangible, pensée aussi. J’aurai l’occasion de l’évoquer souvent dans les années à venir.

Pour ce qui me concerne cependant, mes habitudes de naturaliste amateur, quoiqu’ancrées de longue date dans les expériences de l’enfant que je fus, me cantonnent à la contemplation. Quand ce n’est pas la distance esthétique du spectateur face au spectacle qui s’immisce, c’est celle du scientifique étudiant un objet qui prend le relais, ce qui n’est pas suffisant… Bien sûr, les naturalistes dont, ces temps-ci, je dévore les ouvrages, nouent peu à peu avec les cachalots, les éléphants, les chimpanzés, les ours ou les arbres qu’ils étudient de vrais liens de connivence, d’écoute, de compréhension, de partage et d’entraide même, dans le cas du cachalot (pas avec l’éléphant). Je voudrais bien, comme eux, être capable peu à peu d’individualiser ces êtres que je croise, les chevreuils par exemple, mais je n’ai pas le bagage ni les moyens nécessaires pour mener sur mon terrain une véritable étude, et sans doute est-il un peu tard pour bifurquer vraiment des lettres vers les sciences naturelles, ainsi que j’en ai souvent rêvé.

Pour entrer dans cette danse du lieu que je ressens parfois comme une ronde joyeuse, ce n’est pourtant pas si compliqué. Souvent il me suffit de laisser revenir en moi l’enfant de la forêt que je fus, qui n’a pas vraiment changé, et la distance tombe. La parole aide aussi, dire est cet intermédiaire qui m’aide à me lover dans les méandres du chemin, les courbes du torrent, toutes ces formes et ces langages en lesquels je me glisse. Les chiens, parfois, sont de bons adjuvants, et puis je serais moins souvent dehors s’il ne me fallait pas les sortir… Reste l’adjuvant ultime : la cueillette des champignons.

Sitôt les premiers cèpes, la première plaque de trompettes débusquée par hasard au bord du sentier, toute ma perception visuelle se trouve modifiée. J’adopte naturellement un regard grand-angle qui ne cherche rien mais capte comme une caméra toutes les formes qui se présentent : si parmi elles se trouvent quelque trompette noire, je réagis d’instinct. Il n’y a plus de spectacle, plus de formes distinctes, mais une sorte d’hypnose qui me met à l’unisson du sous-bois. Les cris des troglodytes me traversent, des limaçons passent dans ma tête, et puis des feuilles, des feuilles multicolores, et soudain un bouquet de trompettes ! Je me penche, j’entre en contact, premier contact à chaque fois, et les odeurs de musc, de mousse et de terreau me montent aux naseaux… Cette fois je participe, et puis pour de bon me nourrit de ce que donne la forêt à quiconque veut bien renoncer un peu à sa verticalité pour se pencher… Au retour ce sera la longue séance de nettoyage, de cuisine, puis les repas partagés autour de ces présents précieux et éphémères de l’automne.

 

Par-delà la cueillette automnale (ou printanière pour ce qui est des morilles), je sais aussi que le temps est mon allié pour nouer un rapport riche avec mon lieu. Le lendemain matin, dans la nuit, sous la pluie, je repars une fois de plus faire mon tour de manège entre le nant et le torrent, harnaché à mes chiens. Je suis le veilleur, la lampe qui passe dans le bois et qui annonce l’aube aux renards qui détalent. Je sens qu’il y a ici beaucoup d’inconnus qui me connaissent. Dans le cercle de la lampe tout criblé de gouttes étincelantes je vois d’étranges champignons familiers, des grenouilles engourdies que je ne réveille pas, et même une chouette qui regagne son abri.

Quand je mourrai, enterrez-moi sous le grand châtaignier où furent dispersées les cendres de ma mère. Ne brûlez pas mon cadavre, enterrez-le, que je puisse rendre un peu de ce que le lieu m’aura donné, les girolles et les trompettes de la mort pousseront sur ma tombe. En attendant, je suis ce que je suis : un porteur de lampe, un élément du décor, un habitant du lieu.

14-15/10/24

 

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