Sur la piste du loup

Le 4×4 hilux de Thibault me ramène des années en arrière, au temps des escapades en quête du puma, du jaguar et de tout l’imprévisible amazonien – si ce n’est que cette fois, c’est la piste du loup qu’on va tenter de suivre. À quinze mètres du 4×4, au premier carrefour, voici une trace bien visible, le blason odorant d’une fiente assez fraîche, avec un amas de poils gris et de fragments d’os. Ainsi il est passé par là, et il l’a signifié d’une façon qui ne laisse aucun doute. On remonte la piste dans la lumière et les couleurs d’automne, s’enthousiasmant du temps superbe qui fait qu’on pourra voir loin. Un aigle tourne au-dessus de nous, qu’on suit un moment aux jumelles, mais c’est le sol que l’on surveille avec le plus d’intensité même si l’on ne voit que des traces de cerfs, de chevreuils, de renards.
Thibault relève le piège photographique sur lequel Léo verra plus tard quelques passages nocturnes du loup et puis, bien net, en plein jour cette fois, celui d’un jeune mâle haut sur pattes. La femelle a été tuée il n’y a pas très longtemps du côté du Pontet, la meute s’est reconstituée avec une nouvelle femelle, mais il y a donc aussi au moins ce jeune dégingandé qui rôde par ici.
On remonte en direction des crêtes du Grand Chat, au-dessus du refuge de la Grande Montagne, où l’on s’embusque pour le bivouac. Bientôt le vent se lève. La caméra thermique permet de repérer le chamois qui broute discrètement derrière nous, puis les sangliers qui s’affairent dans l’alpe. On mange vite, on s’emmitoufle dans les duvets, la nuit étoilée nous recouvre et l’on s’endort un peu. Bien vite le vent ou la conscience d’être là me réveille et je reprends la caméra thermique. Le paysage en noir et blanc est une eau forte excessivement contrastée, d’une beauté irréelle, où tous les points de chaleur sont un diamant scintillant. Les troncs des arbres brillent, les pierres chauffées pendant le jour brillent, mais si l’on aperçoit une étoile encore plus brillante et qui bouge, c’est un animal…
Des points qui bougent, en voici une dizaine, une quinzaine qui déboulent sur la droite, à deux cents mètres peut-être, qui s’alignent sur le chemin invisible puis qui se regroupent autour d’une mare toute aussi invisible. À bien y regarder, on distingue les silhouettes des sangliers, le plus gros sur la droite, les petits réunis.
Mais il y a aussi, au-dessus des sangliers, une silhouette solitaire haute sur pattes. Cela ne ressemble pas au chamois qui continue à brouter quelque part derrière nous, et je crois distinguer une queue dans le prolongement de l’échine oblique. Un renard, sans doute, peut-être celui qui s’est carapaté quand on est arrivé ? Il n’existe pas de guide des silhouettes animales vues de loin en caméra thermique, la distance et la nuit faussent les repères, aussi l’identification m’évoque-t-elle celle des gravures effacées des grottes ornées…
Thibault, cependant, lève vite l’hypothèse du renard, car la silhouette apparaît de taille équivalente au moins à celle du plus gros des sangliers. Un cervidé, alors ? Mais je ne vois pas de tête relevée sur un cou un peu long. Alors, un loup en chasse ? Voici en tout cas que le mystérieux animal se remet en mouvement, et va se placer plus loin derrière les arbres à gauche des sangliers. Je peux voir assez distinctement sa silhouette de profil et confirme la présence d’une queue, que j’imagine touffue alors que la caméra thermique ne permet pas de voir les poils et qu’il s’agit plus vraisemblablement d’une patte arrière…
Comme dans les grottes, la nuit et le caractère incomplet des données excite l’imagination. Si c’est bien un loup en chasse, son placement en embuscade à gauche des sangliers a du sens puisque cela lui permet d’être contre le vent. Mais comment expliquer la tranquillité des sangliers, dont on a peine à croire qu’ils n’aient pas perçu la menace éventuelle quand l’animal se trouvait dans le vent ?
On attend. L’animal ne bouge plus, caché derrière les arbres. On guette un tout petit point lumineux intermittent comme une étoile dans le brouillard pendant une longue demi-heure. Il ne se passe rien. Plus tard dans la nuit, un troupeau de cerfs descend la pente raide, et l’on se dit qu’il était sans doute des leurs, cet inconnu scintillant.
Le vent cingle les sur-sacs, transformant en manche à air le duvet de Léo. Le vacarme est terrible, la nuit inconfortable passe vite néanmoins sous la lune presque pleine, je ne vois pas l’aube venir et me réveille en plein jour.
On s’embusque à l’abri du vent au milieu des rhododendrons qui sont en fleurs, je le constate avec stupeur. Jamais je n’ai vu les rhododendrons, qui fleurissent fin juin, refleurir fin octobre. Cela justifie après-coup la couverture de mon Grillon de l’automne, me dis-je, alors que je regrettais qu’on y ait fait figurer un rameau de rhodos en fleurs.
On regarde passer les passereaux, grives draines, bouvreuils pivoines, accenteurs. Un grand corbeau se pose sur le Grand Chat, une buse semble-t-il s’immobilise dans le vent, un épervier surveille le col. On redescend en devisant de la prétentieuse candeur de l’homme qui se croit gestionnaire tout-puissant d’une nature qui se débrouille très bien sans lui — il n’est qu’à laisser faire au fond, donner un coup de pouce en faisant sauter les barrages inutiles, en réparant les pires de nos erreurs…
L’escapade ravive plus que jamais mon envie d’aller à la rencontre des habitants non-humains avec lesquels on partage ce lieu. Le soir venu, je retourne rôder en lisière, saluer le chevreuil et la chouette. Je commande un piège photographique que j’irai placer sur ce lieu de passage en lisière où j’avais surpris l’aigle occupé à manger un chat. Tous les moyens sont bons pour mieux voir, pour savoir.
21/10/24


