La rencontre
Comme au printemps lorsque les pruniers perdent leurs fleurs, déposant un cercle blanc dans le champ vert, il y a autour des arbres un cercle vert dans le champ blanc, là où la neige a fondu en premier, et c’est comme un printemps inversé. Ne reste plus sur l’herbe qu’une fine pellicule de glace qui dessine les cartes d’une nouvelle débâcle. Les traces redeviennent incompréhensibles, les chiens laissent des marques d’ours et moi des pas de géant. Près de la gouille une boule de neige brille au soleil, restes ultimes de ce qui fut un bonhomme mal roulé. En contrebas côté adret le champ est libre, vert pâle.
Aujourd’hui les chevreuils sont présents au rendez-vous : la mère et ses deux petits viennent à notre rencontre, s’arrêtent en lisière, nous fixent de leurs grands yeux myopes. Rimski et Nouchka aboient comme des fous, mais ils ne se cachent pas. Les deux petits – le chevrillard dont on voit la trace laissée par les bois et une chevrette – recommencent à brouter, la mère nous regarde. Je m’empare des jumelles, fais taire les chiens. Finalement on s’assoit tous les trois, les chiens et moi, face à eux trois.
La pureté de leurs lignes, plus harmonieuses et douces que celles, anguleuses, des biches, est un enchantement. Ils sont couleur de feuilles mortes, si peu visibles dans le sous-bois qu’ils pourraient facilement disparaître tout à fait comme la dernière fois. Kamo no Chômei interprétait comme le signe de son propre réensauvagement le fait que les cerfs ne fuient plus à son approche, mais je pense qu’il se trompait : c’est juste que les cervidés connaissent assez leur environnement pour savoir où est la menace. Comme les chiens à présent se taisent, les petits reprennent leurs occupations, se flairant, se grattant, trottinant entre les arbres, esquissant le début d’un jeu. La mère reste vigilante. Est-elle vraiment curieuse, ou bien trop inquiète pour oser tourner le dos et partir en bondissant ?
Soudain je m’aperçois qu’un quatrième individu a rejoint le trio. C’est un mâle, cette fois, plus gros, le poil comme mouillé, avec le miroir en forme de haricot caractéristique (celui des femelles a plutôt une forme de cœur, avec au centre une mèche de poils plus clairs qui donne l’illusion d’une queue). Lui reste soigneusement à couvert, impossible de le voir en entier. Il semble protester contre ce rapprochement contre-nature avec les chiens et l’homme : la chevrette et les deux petits bientôt le suivent en file indienne et commencent à regagner les hauteurs du bois ; et puis, non, décidément, la chevrette redescend, revient vers nous, nous regarde encore, comme pour vérifier que nous sommes toujours là – avant de rejoindre le mâle. Tous les quatre gagnent la lisière et détalent à travers champ en faisant de grands bonds acrobatiques. Naturellement cette fuite ne laisse pas les chiens indifférents : seules les longes accrochées aux mousquetons du harnais que je porte à la taille les empêchent de partir à leur poursuite, ce qui prouve au passage que la stratégie qui consiste à s’enfuir à découvert n’est pas forcément la meilleure (les chiens ne seraient pas assez rapides, mais la dépense d’énergie plus importante).
On poursuit notre tour. On les voit encore de loin, tout au fond de la combe, tournés vers nous.
15/12/24