Vigie, décembre 2024


Le boa des neiges

 

 

Matin blanc, la terre gelée craque légèrement. Les chiens flairent le tas de bois qui sert de refuge sans doute à la fouine. En bordure de route, le cadavre du casse-noix moucheté qui hier soir encore, comme la charogne de Baudelaire, grouillait de tant d’asticots qu’il paraissait vivant, ne bouge vraiment plus ; l’aile que j’avais dépliée pour tenter de comprendre les raisons de sa mort est restée dans la même position.

Il fait grand clair et je flâne sous le ciel moutonneux, traquant les traces nouvelles des sangliers qui ont retourné la terre avant qu’elle ne durcisse. C’est un jour étrange, jour de grève dans le pays dont le gouvernement a été renversé hier soir – ce qui est à peine un événement, si l’on songe au sort du Liban, de Gaza, de l’Ukraine ou même de la Géorgie et des États-Unis, mais qui accroit un peu les tensions.

On s’inquiète de l’accumulation des crises, avec cette sensation d’être pris dans un mouvement de foule qui mène droit vers la falaise.

Au retour, je finirai un livre qui parle de la disparition programmée des puffins, condamnés tout autant que les pêcheurs sud-africains par le pillage des océans, les sardines étant en l’occurrence pêchées pour être transformées en farines animales destinées à nourrir l’aquaculture occidentale afin que chacun en Europe puisse se gaver de saumons d’élevage. Je songe aussi aux fous des Sept-Îles qui, faute de maquereaux, perdent leurs forces en pêches de plus en plus lointaines ou bien tentent de se nourrir des rebuts rejetés par les bateaux mais qui, moins nourrissants que les maquereaux, ne leur suffisent pas pour maintenir leur poids…

Et puis, comme je rejoins le grand champ ensoleillé où se trouve le bois flotté du petit pommier qui me sert de banc, je m’abandonne à la douceur qui règne encore ici. Ciel très bleu, soleil de face, terre souple à nouveau et odorante. Les geais criaillent, les chiens creusent en quête de mulots. Passent un hélicoptère, un avion, une voiture sur la route en contrebas, après quoi ce n’est pas le silence mais une rumeur de torrent ponctuée d’abois de chien très loin, de trilles et de bruissements de feuilles. Je ferme les yeux. Lorsque je les rouvre, le monde est plus clair.

Surviennent au loin, en bas du pré, trois quidams qui parlent fort et cherchent manifestement quelque chose ou quelqu’un. « Le voilà ! » dit l’un d’eux, coiffé d’un bonnet vert, en me montrant du doigt. Je me sens aussitôt traqué. Est-ce qu’ils en veulent à mon piège photographique ou, pire, à « mes » blaireaux ? Ils n’ont cependant pas l’air de chasseurs mais plutôt de touristes. Le premier des trois, qui tient à la main une grande feuille de papier, contredit « bonnet vert » : « Mais non, ce n’est pas lui ! » Nouchka assise à ma gauche, Rimski campé à ma droite et moi-même les regardons passer en silence, immobiles et maussades comme le sont les chevreuils lorsque nous-mêmes traversons leur territoire.

Je file relever discrètement le piège photographique. Dans les images des dernières nuits et des derniers jours, il n’y a plus aucun blaireau. Je suppose qu’ils ont vraiment commencé leur hivernage. Un geai est venu fourrager devant la caméra, puis a donné des coups de bec dans le câble qui la tient. Un renard à la fourrure épaisse est passé, ainsi que plusieurs mulots sylvestres dont il est touchant de suivre les mouvements en quête de nourriture. Puis voici – je regarde sur l’écran du portable assis contre un sapin – une bête étrange… un serpent ! un grand serpent qui ondule dans la nuit de décembre ! Comment est-ce possible ? Ce doit être une nouvelle espèce accoutumée au froid qui ne vit que la nuit, un boa des neiges, probablement occupé à traquer les mulots !

Il faut avouer que la tête triangulaire du chevreuil que l’on devine au bout du long cou, tout le reste du corps restant caché dans l’ombre, donne vraiment cette illusion, à laquelle j’ai presque crû pendant quelques instants…

Je rentre, rassuré de me savoir toujours aussi stupide.

05/12/24

 

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