Les vivants, les morts, les chevreuils et le givre
Le temps cette fois froid et sec raffermit les pensées et la peau. On s’emmitoufle et l’on repart marcher sur le sol crissant et scintillant. Soleil de face, cristaux de glace, plaisirs d’hiver. J’aime ce nouveau parcours que je suis depuis quelque temps, plus ouvert, qui m’évite la boue du Gelon et commence chaque fois par cette espèce de col en bout de pré, avec des restes de neige ou de givre dans l’ombre et les deux grands châtaigniers qui veillent sur mon jardin, ma maison et les cendres de ma mère.
Celle d’Éric est morte dans la nuit de lundi à mardi, premier acte d’un processus qui, je crois, ne s’achève qu’avec la mort du fils. Dans un des rêves de cette nuit je comprenais que le monde s’était inversé (« dédoublé », chante Clara Ysé). Si, pendant la veille, les vivants sont vivants et les morts sont bien morts, dans le monde de mon sommeil ce sont les morts qui sont vivants et les vivants qui sont morts : ainsi ma mère était-elle plus vivante que jamais, ainsi une fois de plus était-ce l’intensité du plaisir que j’éprouvais à la voir et à lui parler qui me faisait prendre conscience de sa disparition.
Avec Nathalie on parle du caractère comiquement absurde de la visite chez le marchand de cercueils et de toutes les formalités qui accompagnent ces moments. Ah, oui, que cela soit dit : moi, je voudrais être enterré dans un cercueil qui permette aux asticots de faire leur travail, que mon cadavre au moins soit un peu utile s’il est encore comestible, point trop gavé de médicaments, et si le compostage est enfin autorisé en France…
Revenons aux vivants du jour, qui sont très bondissants, très heureux de ce terrain retourné par les sangliers et de la multiplication des traces. Décidément, j’apprécie de traverser ainsi l’espace découvert, appauvri, des grands champs où ne pâturent plus les vaches, mais qui fourmille d’une vie souterraine qui affole les chiens. Les voici qui pressent le pas, tirent sur la longe à l’approche de ce qu’ils doivent considérer comme le lieu du rendez-vous, là où l’on croise les deux jeunes chevreuils et leur mère. Le cri d’une buse résonne dans la combe. Rimski et Nouchka se campent face aux arbres puis aboient, non, appellent.
Il n’y a personne, ou je ne vois personne – l’expérience m’a montré qu’en général, les chiens n’aboient pas pour rien.
Il est drôle et touchant de voir un chien appeler un chevreuil, mais je ne suis pas certain que les chevreuils qui, sans doute, l’entendent, partagent cette impression (je ne suis pas sûr du contraire non plus, car à plusieurs reprises je les ai vus s’approcher et regarder, ce qui me laisse penser qu’ils sont curieux et font bien la différence entre les chiens de chasse et les miens).
Je poursuis la promenade, cap sur les crêtes et le petit pommier mort. Nouchka et Rimski sont pleins d’allant, ils savent que les chevreuils peuvent aussi bien être dans le grand pré d’en haut ou dans le bois, et il y a tant à flairer…
Traversant les feuilles, je me demande quel oiseau a laissé un aussi fin et si blanc duvet ; toucher me donne la réponse : le givre.
On remonte doucement la pente, soleil de face à nouveau, pour rejoindre la maison.
12/12/24