Apprendre à voir

[La] substitution du vivant par des projections et des symboles est favorisée par le fait que [les] écrivains n’habitent pas les lieux où se déroulent ce qu’ils racontent. C’est qu’il faut passer du temps pour apprendre à ne pas voir que soi dans le monde vivant – pour apprendre à voir.
Estelle Zhong Mengual, Apprendre à voir, le point de vue du vivant.
Le retour prévisible du froid ramène l’inquiétude dans les terriers et déporte vers le sud, vers le bas, des oiseaux de passage : un couple de bruants fous tout à l’heure s’est posé devant ma fenêtre, à mon grand étonnement car je n’en avais encore jamais observé au village. Les températures frôlent les -10°, rendant plus irréelles encore les images des incendies démesurés qui défilent sur l’écran.
Hier, profitant de ce que la terre gelée ne laisserait pas de traces de mon passage, je suis allé compter avec soin le nombre de gueules de la taissonnière, autrement dit le nombre d’entrées de la tanière des blaireaux. Il y en a douze, voire treize, dont cinq au moins sont utilisées, ainsi que de nombreux trous annexes vraisemblablement occupés par des mulots forestiers. Je soupçonne par ailleurs une renarde de chercher à s’y établir (à moins qu’elle ne l’habite déjà ?), car elle a effectué plusieurs passages en reniflant chaque fois avec soin les entrées.
Plus loin, en lisière mais étonnamment découvert, j’ai trouvé un autre terrier à une seule entrée, fraîchement terrassé et manifestement occupé. Par un blaireau, par un renard ? Une trace bien visible dans la terre, avec trois griffes bien écartées et l’empreinte de cinq coussinets, laisse supposer qu’il s’agit d’un blaireau solitaire, ce qui serait étonnant car de tels terriers secondaires sont a priori utilisés plutôt à la belle saison ; l’installation de la caméra me permet de constater assez vite qu’il s’agit bel et bien d’un terrier de renard…
On marche dans les bois, laissant se superposer aux traces désormais faciles à lire le film en noir et blanc de la nuit : ici les sangliers ont labouré, se sont souillés, ont cherché dans l’écorce à la base des troncs des larves d’insectes. Ici un chevreuil s’est couché, et là c’est un blaireau qui a tracé une longue ligne dans les feuilles avec sa fine truffe, son rhinarium qui est aussi souple que résistant.
Soudain voici les chevreuils, et parmi eux, outre la chevrette et ses deux chevrillards (tous ont donc survécu à la chasse de ce matin), l’autre individu qui m’intrigue, plus grand, au pelage presque gris, et si méfiant que je n’arrive jamais à l’observer correctement. Au bout d’un long moment, je distingue entre les troncs sa roze, en forme de cœur semble-t-il, avec une touffe de poils pareils à une queue : ce serait donc une femelle, et non un mâle comme je l’avais supposé ? Qu’est-ce que c’est que cette famille composée de deux femelles dont une plus grande, méfiante et autoritaire, avec deux petits ? Je n’en saurai pas davantage aujourd’hui car les chevreuils s’éclipsent.
Rimski et Nouchka, d’abord très excités, se sont calmés assez vite (friandise et caresses obligent), et restent assis près de moi. De jour en jour ainsi s’accroît le sentiment que j’ai d’habiter un monde pas nécessairement amical (je détesterais désigner du chevreuil en disant mièvrement « mes amis ») mais d’une étrange familiarité. Les liens se resserrent continument, ce que je n’éprouvais d’ordinaire qu’à certains moments privilégiés comme pendant les cueillettes de morilles ou de girolles, notamment. Je crois que je n’avais pas ressenti cela aussi clairement depuis l’époque lointaine où, enfant, je flânais dans la campagne autour de la maison, comme si au bout de dix-sept ans il m’était enfin donné d’habiter pour de bon ce lieu. D’une main je gratte Rimski, de l’autre je tiens les jumelles pour regarder la jeune chevrette qui a réapparu en contrebas et qui broute en choisissant avec soin chaque plante de son repas…
J’étais et je reste avant tout un lettré, un professeur de français qui, certes, puise sans cesse des images et des anecdotes dans les sciences naturelles pour illustrer ses cours (au premier jour de mon premier cours mes élèves de Seconde du lycée Condorcet s’en étaient scandalisés, ne comprenant pas qu’on évoque la communication animale en introduction d’un cours sur la communication humaine…), mais censé me préoccuper exclusivement de productions littéraires qui sont l’apanage de l’homme.
Ce double intérêt pour les lettres et le monde vivant s’explique, bien entendu, même s’il n’est pas si commun en France. Il y a à cela des raisons, disons, familiales et neuropsychologiques. J’ai eu la chance de passer mon enfance dans des appartements où il y avait des livres, avec des parents qui lisaient et qui, aussi, se promenaient et m’emmenaient avec eux. L’autisme, par ailleurs, m’a isolé des autres, favorisant l’observation naturaliste (qui demande ce goût des détails et cette hyper-sensorialité fréquente chez les autistes) autant que la lecture. J’ai très tôt associé les deux, inventant des poèmes qui s’inspiraient de mes livres ornithos autant que de mes observations, et j’ai reçu les cours de sciences naturelles de Sixième avec tant d’enthousiasme (la pieuvre dans l’aquarium de la salle, le squelette de renards que j’avais apporté…) que j’aurais pu m’orienter dans cette direction, si les programmes scolaires ne s’étaient empressés d’oublier très vite le monde sauvage au profit de la seule biologie humaine. Depuis, la crise écologique m’a souvent fait regretter de n’être pas écologue ou biologiste plutôt que bêtement lettré. Je comprends mieux à présent pourquoi j’ai été tellement enthousiasmé par la lecture de Kenneth White, qui montrait clairement le rôle que les arts pouvaient jouer en profondeur pour contrer une crise qui est aussi et peut-être d’abord liée à un manque général de sensibilité et d’intelligence dans notre rapport au vivant.
Je retrouve aujourd’hui ce même enthousiasme et ces questionnements sous la plume non seulement de Baptiste Morizot mais sous celle d’Estelle Zhong Mengual qui, historienne de l’art, propose dans Apprendre à voir et Peindre au corps à corps ce qui est ni plus ni moins qu’une relecture géopoétique de l’histoire des arts. En biologie, on parle de convergence évolutive pour désigner le fait que diverses espèces soumises aux mêmes contraintes adoptent une réponse proche, comme par exemple le vol chez les oiseaux, les chauves-souris ; ainsi l’idée géopoétique apparue, conceptualisée et développée par Kenneth White, surgit-elle dans ces livres que je lis à présent, de façon parfois superficielle ou anecdotique, mais aussi plus claire, plus concrète, plus parlante encore, revitalisée par un vocabulaire nouveau et nourrie d’études spécialisées là où White se montrait poétiquement approximatif et toujours trop pressé.
Les sociétés humaines ont beau se perdre dans un chaos insensé et suicidaire, mon propre monde ainsi retrouve sens et s’ordonne en cet îlot du Villard de La Table. Je rentre de promenade. Il n’y a plus que des pinsons dans le poirier, mais je garde en mémoire les silhouettes des chevreuils dans les bois, et celles des bruants fous qui étaient là perchés tantôt, habitants fugaces de ce monde terrible et chatoyant.
13/01/25


