Journal d’un méliphile, mai 2025

 

Tout est mal qui finit bien (en affût)

 

 

Ce soir mes garçons (Léo, 18 ans, en BTSA Gestion et Protection de la Nature, et Clément, 15 ans, qui se destine a priori à la foresterie) ont voulu venir, eux aussi, venir voir « les blaireaux de papa », nous voici donc tous les trois embusqués au pied de la tanière pour un affût qui commence mal.

Premièrement, un vacarme d’engins de chantier à côté duquel les marteaux piqueurs urbains semblent du violoncelle montent du hameau voisin, rendant superflue toute discrétion dans l’approche (on avance quand même à pas de Sioux, il va sans dire…). Le père pédagogiquement estime que ce bazar « va contribuer à camoufler notre venue » (tout en pensant qu’il va surtout retarder la sortie des blaireaux).

Deuxièmement, le trou du pic épeiche est situé dans une branche du châtaignier juste au-dessus de nos têtes, et les petits affamés lancent continûment des cris aigus et perçants qui deviennent, lorsque toutes les trois à cinq minutes l’un des deux parents procède au nourrissage, un concert de piaillements hystériques qui couvre jusqu’aux engins de chantier (une chance que Fabrizio ne soit pas venu ce soir pour enregistrer le « paysage sonore » de la blaireautière). Doctement je suppute que le cris se calmeront quand la nuit tombera (à vingt-deux heures, ils piailleront encore…).

Troisièmement, tous les moustiques de la Vallée semblent s’être donné rendez-vous ce soir dans la forêt pour se repaître de sang humain. Moi, je ne bouge pas, mais les garçons s’agitent un peu pour chasser les insectes. « Quand j’étais en Guyane et que j’allais observer les parades des coqs de roche…
– Oui, on sait, on sait…
– L’affût est une ascèse, une opération spirituelle de décentrement grâce à laquelle notre vie humaine…
– …ne sert plus qu’à donner à bouffer aux moustiques, ça va, on a compris ! »

Et puis, quatrièmement, et c’est tout de même le plus gênant, les blaireaux ne sortent pas. Pas du tout. Pas un bout de museau, rien. Cela ne m’est plus arrivé depuis le « premier contact », voir ci-dessus, et je ne doute pas une seconde de l’imminence de leur venue, mais comment en convaincre les garçons qui commencent à s’ennuyer, « j’ai faim, j’ai mal au dos »? Je fais mine de surveiller avec le plus grand intérêt l’ouverture du terrier, et puis je me rabats sur l’observation du nourrissage des jeunes pics.

Le temps passe. Les engins se sont tus, contrairement aux pics. Une voix murmure que « ça fait déjà deux heures » et qu’ils ne viendront pas. « Rentrez, si vous voulez, je reste encore un peu. » Les garçons s’éloignent en silence, soulagés – et je suis moi aussi soulagé de me retrouver seul. Je subodore par ailleurs que la présence de deux bipèdes adolescents inconnus n’est pas pour rien dans cette absence…

Dix minutes plus tard, surgit dans le creux des racines la silhouette trapue, le dos rond, la face de brigand du premier blaireautin, qui d’être vu ainsi en contre-plongée dans la pénombre des neuf heures paraît plus imposant, un panda, un vrai petit ours – mais je constate aussi qu’il a objectivement tant grossi qu’on croirait un ballon bien gonflé ! Son frère ou sa sœur le ou la rejoint aussitôt, et les cavalcades en tape-cul recommencent. Ils bondissent dans la lueur du crépuscule, se poursuivent, s’embusquent, se sautent dessus, puis se livrent à une petite séance d’épouillage et de grattage.

Puis soudain les voici qui dévalent vers moi, tout à leur jeu, sans prêter la moindre attention à l’humain invisible. Ils sont là, à trois mètres, deux mètres, à mes pieds. Le jeu s’arrête. Tous deux se mettent à fouiller le sol, traçant dans les feuilles mortes le trait caractéristique des blaireaux en quête de nourriture. Je les regarde passer tout près, si près, puis s’éloigner dans l’obscurité qui s’épaissit. Celui ou celle ici nommé-e Courage, s’en va vers l’inconnu (un inconnu sans doute déjà bien familier, l’espace de nourrissage); celui ou celle ici nommé-e Prudence remonte déjà vers l’esplanade, et ces deux parcours me permettent de comprendre ce qui se trame dans le hors-champ du piège photographique avec des retours toujours en décalage.

Ils sont bien partis dans la vie, « mes » blaireaux, en ce lieu encore riche, encore préservé, où on leur fiche encore pas mal la paix, où il pleut bien aussi et où la terre reste riche en lombrics, les bois en champignons, les champs en campagnols, et la mare en grenouilles. Puissent-ils échapper longtemps à la route, aux chiens, à la bêtise humaine, et puissé-je moi-même continuer à les suivre.

Ainsi recommencent, et ici commencent, Meles meles, nos vies mêlées.

30/05/25

 

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