L’horizon des mystères se déplace (en affût)

« Le monde du vivant est le domaine naturel de la partie la plus dynamique et paradoxale de l’esprit humain. Notre sentiment d’émerveillement croît exponentiellement : plus nous en savons, plus le mystère est profond et plus nous recherchons un nouveau savoir pour créer un nouveau mystère. »
Edward O. Wilson, Biophilie
De soir en soir l’observation devient facile, parce que j’ai mes repères ou bien, je ne sais pas, parce qu’ils se sont habitués à mon odeur. Ce n’est plus la stupeur du premier jour, mais la joie tranquille des retrouvailles (je ne crains plus de ne pas les voir) ; l’horizon du mystère pourtant chaque fois se déplace.
Je voulais savoir où gitait la renarde qui visite régulièrement les entrées, je le sais maintenant, depuis peu : un peu plus loin, dans un terrier secondaire. Hier j’ai eu peur que Vara ait disparu car je ne la voyais plus rejoindre ses petits à la sortie de la gueule principale ; j’ai constaté grâce au piège que les blaireautins la rejoignaient sur l’esplanade du haut pendant que je les surveillais en bas, pour de belles scènes de toilettage (mais l’allaitement ne se produit qu’à l’intérieur du terrier).
Ce qu’à présent je voudrais savoir, c’est où sont passés les deux autres adultes. Tapi dans la pénombre je profite des longs moments où les petits sont hors champ pour scruter les autres gueules du terrier et les bois alentour. Pour l’heure, il n’y a personne.
Je voudrais bien savoir aussi quelles sont les limites du territoire, et trouver les fameuses latrines qui à 70 % délimitent la frontière. Ainsi l’exploration conduit-elle à d’autres explorations…
Le jour je retourne suivre les traces dans la forêt, les autoroutes à cerfs, chevreuils, sangliers et blaireaux, en compagnie des chiens et de la chatte Dana qui miaule parce qu’elle a peur mais refuse de rester dans le jardin avec les autres. Je n’aime pas mêler les chiens à nos affaires, mais il faut reconnaître qu’ils sont d’une prodigieuse efficacité pour trouver des gueules nouvelles et compléter la carte des terriers : en voici deux que je n’avais pas vus jusqu’à présent, tout obstrués de feuilles, puis une autre au pied d’un châtaignier avec une toile d’araignée devant. Puis nous voici au pied de la tanière de la renarde, qui sent mauvais, c’est vrai, j’ai vérifié, alors que les gueules occupées par des blaireaux ne sentent rien.
Ainsi on explore, les canidés tenus serrés et la vieille siamoise avec eux (je ne voudrais pas la perdre comme ce chat inconnu tué par l’aigle l’automne dernier). Je relève et déplace très vite le piège photographique pendant que les domestiques m’attendent, Dana couchée entre les chiens, protégée, même plus inquiète. Et puis, au soir tombant, je retourne rejoindre mon poste de guet à quinze mètres du terrier.
À l’heure dite ça commence à bouger : un museau, deux museaux, une échine cendrée, un peu de fauve, un bout de queue, plus rien. Puis ils ressortent, s’éclipsent sur l’esplanade du haut où je les vois faire de petits bonds de côté, redescendent, disparaissent à nouveau. Je vis ce que le piège photographique ne permet pas : le temps long de l’attente, les plages d’invisibilité retrouvée, les chants d’oiseaux, la tombée du soir, cette sensation de se tenir en marge de la vie exclusivement humaine mais au cœur d’une vie élargie qui, sur le moment, semble plus juste, plus vraie, et en tout cas extrêmement plaisante à vivre.
12/05/25


