Au concert du crépuscule (en affût)

« [Les blaireaux] entendent probablement des sons jusqu’à 60 000 hertz environ, alors même que les enfants à l’oreille la plus fine ne vont guère au-delà de 25 000 hertz, et que beaucoup d’humains de plus de soixante ans plafonnent à quelque 8 000 hertz. (…) On pense qu’ils seraient capables, comme beaucoup d’oiseaux, d’entendre le crissement des poils des vers quand ils éraflent la terre de leur trou. »
Charles Foster, Dans la peau d’une bête
« Ainsi les sons de la Terre forment, à n’en pas douter, des ponts qui connectent l’homme et le vivant à travers la toute-puissante musique. Toutes les œuvres mêlant biophonie, géophonie et musique permettent de briser les prétendues frontières en nature et culture. »
Jérôme Sueur, Histoire naturelle du silence
Coup de vent, tonnerre.
Cette fois nous voici embusqués à deux en dessous du terrier, mon compère musicien Fabrizio m’ayant rejoint avec son matériel pour capter et enregistrer le paysage sonore. Nous sommes partis à travers les hautes herbes (fff, fff, fff…), les feuilles (chhh, chh, chh…) juste au moment où l’orage s’est mis à gronder (pôooorrrrrrr…). Pour l’instant ça souffle et ça tonne juste un peu dans l’air tiède de ce début d’été.
Je mets le casque sur les oreilles. Ce que j’entends est stupéfiant : un son ample, profond, précis, dont la puissance évoque un orchestre symphonique dans lequel tous les musiciens joueraient soli sans que le mouvement général, pourtant tangible, obéisse à la volonté d’un seul, ni même à aucune volonté.
On relève tout de même clairement des ensembles. D’abord, il y a les forces cosmiques du vent dans les arbres, du tonnerre ponctuellement, et le cliquetis de l’averse qui vient de commencer et prend le dessus. Il y a ensuite et surtout les sons humains, dont je n’avais pas besoin du casque pour mesurer l’omniprésence mais qui, ainsi amplifiés, deviennent vraiment écrasants : le moteur d’un tracteur, d’une débroussailleuse, des éclats de voix au loin, des voitures qui passent sur la D207, l’aboiement quasi continu des chiens de chasse du chenil d’en face, et les clarines des vaches aussi, que j’ai longtemps associées à quelque chose de plaisamment bucolique parce que toujours lié à des moments heureux en montagne, mais que je trouve de plus en plus intrusives. Comme d’habitude, les activités humaines envahissent l’espace de toutes les façons possibles.
Après sept heures cependant, la lumière décline, l’orage s’éloigne, et les sons humains eux aussi se font plus discrets. C’est à ce moment-là que les merles se déchaînent, comme chaque soir, lançant de tous côtés leur clameur fantastique. J’ai laissé le casque à Fabrizio et gagné mon poste d’observation habituel, mais je continue à prêter une attention plus fine que d’ordinaire à ce mouvant concert du crépuscule.
C’est à présent la basse continue du torrent dans le fond du ravin qui a remplacé la rumeur des moteurs. Les chants se répondent sans se répondre, séparés mais indissociables, les rythmes ne sont ni vraiment mêlés, ni simplement juxtaposés mais constituent une unité plurielle dont la complexité m’évoque la polyrythmie des musiques africaines. On ne peut parler ni d’harmonie ni de dysharmonie, encore moins de cacophonie : disons que ces accords diffractés, développés, épars, constituent le chaos organisé du cosmos, un « chaosmos» comme s’amusait à dire Kenneth White !
Je me dis que tous ces sons, les blaireaux (qu’on attend, qui se font désirer), les perçoivent avec une intensité au moins comparable à ce que j’ai entendu quand j’ai posé sur mes oreilles le casque relié aux deux gros micros. Tout ce que j’entends, ils l’entendent en ce moment, tapis sans doute à l’entrée du terrier où ils préparent leur sortie.
Cet après-midi les jeunes étaient dehors à 14h30, comme je l’ai constaté en relevant le piège photographique : peut-être est-ce pour cela qu’ils tardent ce soir ? Ou bien le vent tournant nous a trahis, ou encore le fait que nous soyons deux ?
Un peu avant huit heures, le petit éclat gris clair d’une échine enfin me rassure. Les blaireautins comme des grands (mais avec moins de prudence tant la hâte de sortir semble les tenailler) retroussent le museau pour humer alentour avant de se risquer plus loin. Les voici de nouveau qui s’attrapent, se mordillent, roulent l’un sur l’autre jusque dans le terrier.
Soudain, l’un des deux se dresse, superbe, de profil, en contre-plongée, juché sur le terre-plein, et donne un premier coup de patte sur la fine branche recourbée d’un épicéa en forme de lyre qui rebondit. Le bruit sonore, parfaitement audible même sans le casque, l’amuse beaucoup, alors il recommence. Dans la lumière du crépuscule il joue, il joue de la lyre sylvestre, et ce jeu qui me semble résumer la soirée un instant nous relie.
14/05/25


