Journal d’un méliphile, mai 2025

 

« Une sorte de couac »

(Tasso à La Table)

 

 

« Dans toute population d’oiseaux migrateurs, il y aura toujours quelques individus qui auront un problème dans leur logiciel, une sorte de couac. Au lieu de s’orienter vers le sud, un colibri particulier peut instinctivement voler en direction de l’Arctique. (…) Il y a plusieurs siècles, lorsque le climat était beaucoup plus froid, cela aurait été une condamnation à mort. À présent, ces oiseaux pionniers (…) transmettent ces gènes autrefois délétères à de nouvelles générations. »

Scott Weidensaul, Le monde à tire-d’aile

 

« La taxidermie était mon autre passion principale : des merles aux ailes déployées planaient au-dessus de mon lit, suspendus au plafond par des fils… »

Charles Foster, Dans la peau d’une bête

 

 

La neurodiversité peut être une calamité pour l’individu qui en subit les conséquences et un bienfait pour l’espèce – Proust disait très bien cela en parlant des « nerveux ». Lisant ces pages de Scott Weidensaul dans Le monde à tire-d’aile (au temps lointains de l’automne 2024 où je lisais autre chose que des articles sur le blaireau), je n’ai pu m’empêcher de songer à tous les autistes, dont la configuration mentale chamboulée par « une sorte de couac » conduit aussi bien aux pires errances qu’à des chemins inédits potentiellement salvateurs, selon qu’on a ou non la capacité de diriger le flux de ces folies qu’on nomme « intérêts spécifiques » ou « restreints » (mais je n’aime pas ce mot qui sent le renfermé).

Il est manifeste que nombre d’autistes, pour des raisons liées d’une part aux difficultés de communication intra-humaines et d’autre part à certaines hypersensibilités sensorielles qui affinent la perception du monde, tournent leur attention vers les sciences naturelles. Le militant écologiste irlandais Dara McAnulty en a témoigné avec vivacité dans son Journal d’un jeune naturaliste, je peux m’y reconnaître.

Enfant, j’écrivais des poèmes sur les chouettes dans le grand parc du Lycée international de Ferney, je parlais avec les salamandres, mangeais des criquets avec ma chatte dans les champs… et j’aimais plus que tout aller au Museum d’Histoire naturelle de Genève (j’y retourne toujours volontiers, et j’y retournerai dès sa réouverture, tremblant que les travaux n’aient emporté une part essentielle de mon enfance comme ce fut le cas avec l’ancien musée d’ethnographie). Si les musées français ressemblent en général à une succursale de la morgue, avec toutes leurs bêtes mortes alignées par taille (cela ne m’empêche pas de leur rendre visite), celui de Genève (je ne connais pas ceux du nord de l’Europe dont on m’a fait l’éloge) m’émerveillait grâce à ses dioramas – ce dispositif de présentation qui met en scène le sujet dans son environnement. C’est au Museum de Genève que m’ont d’abord fasciné le brame du cerf (les sons en étaient diffusés dans un coin de forêt kitchement reconstitué), la faune ordinaire mais finement représentée des bois et des montagnes, et celle plus lointaine que je devais plus tard découvrir en Amazonie.

Le blaireau du Museum, curieusement, je ne m’en souviens pas, alors que je revois assez distinctement l’hermine, la belette, la fouine et la martre que j’ai appris à distinguer là-bas. Mais j’ai gardé de mon enfance là-bas un goût pour la taxidermie qui m’empêche de voir dans un animal empaillé un trophée de chasse (sauf bien sûr s’il s’agit d’une tête coupée ou d’un animal à qui l’on a donné un air de férocité qu’il n’a pas dans la nature) et, mieux, qui m’a fait rêver pendant plusieurs décennies d’acquérir enfin le spécimen qui viendrait trôner dans ma chambre-bureau, entre les livres et les crânes, devenant le fleuron de mon intérieur de naturaliste amateur.

Restait la question de l’argent (le bon travail se paie), de la provenance (pas question d’acheter un animal tué pour cela ou récemment naturalisé) et de la bête, car, depuis l’enfance, la liste des animaux tutélaires que je me suis choisis a beaucoup varié – pêle-mêle le loup, le gypaète barbu, la salamandre, le hibou grand-duc, le fou de Bassan, l’ara macao, le coq de roche, le rouge-queue noir… Il fallait rester dans l’ordre du possible et du raisonnable et surtout, que cela fasse sens, incarne une rencontre.

L’impatience avec laquelle je me précipite au Proxy du coin pour récupérer l’énorme colis qui m’attend, le ramener et commencer à en extraire son contenu, ne peut se comprendre sans les précisions qui précèdent (si tant est qu’elle puisse se comprendre – même ma compagne qui me connait et me comprend peine à me suivre sur ce terrain !). La rencontre a eu lieu ! Mon rêve d’enfant peut se réaliser !

La personne qui, en débarrassant un ancien hôtel particulier de Dijon, a trouvé et mis en vente à un prix raisonnable ce beau blaireau naturalisé dans les deux premières décennies du siècle précédent, n’a pas lésiné sur l’emballage, et le démaillotage de la bête me donne l’impression de déballer une momie. Voici enfin la tête… fine, comme vivante, avec le museau retroussé typique du blaireau qui s’apprête à sortir… une patte avant, puissamment griffue… Le travail est superbe, le poil encore touffu, et l’animal parfaitement conservé rejoint la place que je lui réservais.

Voici donc Tasso à La Table, à ma table. (J’avais d’abord décidé que ce serait une femelle nommée Tasselle, avant de me raviser à cause de ses bajoues très peu féminins…)

Lui qui fût probablement victime de la chasse, et toute sa famille peut-être massacrée, je veux lui rendre hommage, sceller avec lui une sorte de pacte informel, trouver en son espèce les nouveaux alliés dont j’ai besoin pour réorienter ma vie d’écrivain souterrain – non pas l’utiliser pour me faire une place au soleil (j’ai vu quelqu’un faire cela avec un chevreuil qui n’avait rien demandé, et je désapprouve) mais qu’ils me fassent, eux, une place dans l’ombre de leur terrier – et puis, je ne sais pas, qu’on chemine un peu tous ensemble, dos courbés, à petits pas discrets…

17/05/25

 

Ce contenu a été publié dans Méliphilie, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , , , , , , , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.