Comment se passer des images ? (1) – Lecture d’images (2) – Des nuits sans retour (carnet d’observations) (3) – Arrêts sur images (carnet d’observations) (4) – Des mains pour ratisser (5) – La tendresse en partage (6) – Badger Pride (7) – La reine du terrier (8) – Des feuilles pour l’hiver (9) – Dialogues méliphiles (10) – Des traits blancs sur fond noir (11) – Les veilleurs de neige (12) – Et demain ? (12) – Bibliographie et notes (13)
Comment se passer des images ?

2 novembre 25
Il pleut à verse en ce premier dimanche de novembre, mais les températures sont remontées de façon spectaculaire. Les prochains nuits seront des « nuits à vers », à n’en pas douter, les blaireaux feront bombance sans s’attarder au terrier et, le moment venu, seront parés pour l’hiver.
J’aborde novembre avec une certaine anxiété, d’une part parce que nos cœurs de Sapiens diurnes se serrent facilement quand l’obscurité s’étend, d’autre part parce que cela fait un an que cette aventure méliphique a commencé et qu’à partir de maintenant, la conscience du temps et les jeux d’échos de la mémoire vont venir se mêler à l’observation de la vie des blaireaux qui jusqu’alors s’ancraient et m’ancraient presque exclusivement dans le présent. Sapiens, on n’échappe pas au souvenir ou, plus précisément (car pour nombre de non-humains je suppose que le souvenir est très important, qui est transmission d’expériences, mémoire du territoire…) à la dimension tragique du souvenir qui est liée à la conscience de la mort.
Que faire, alors, quand ça ne va pas très fort et quand il pleut si fort que même le vieux poirier qui orne le paysage de la fenêtre semble avoir vieilli, avec ses dernières feuilles jaunes qui dégouttent et ses branches nues qui pendent ? Que faire quand, ayant cueilli les derniers fruits du jardin, et n’ayant pas à faire de réserves pour aborder l’hiver, on se refuse en outre de sortir non tant à cause de la pluie que parce qu’on s’est interdit d’aller relever les cartes avant plusieurs jours, pour avoir un peu de recul dans le traitement des images et ne pas céder à la tentation de déplacer sans cesse les caméras ?
Eh bien, ce n’est pas le travail qui manque. Avancer dans la rédaction du livre et la bibliographie. Échanger avec de vrais naturalistes chevronnés à propos de Meles meles. Ou bien profiter de toute cette grisaille pour regarder les quelques documentaires que j’avais mis de côté…
Il est rare que le blaireau fasse à lui seul l’objet d’un long métrage, aussi est-il le plus souvent associé à d’autres espèces : c’était le rat des moissons et le castor dans la série Constructions animales diffusée sur Arte que j’ai déjà brièvement évoquée [1], c’est l’hermine et le renard dans un documentaire plus ancien de Philippe Macchioni et Luc Jacquet que je découvre [2], et c’est le cerf (quel honneur !) et le pic noir dans la série Des bêtes et des sorcières par laquelle je commence [3].
Cette série documentaire se propose de montrer la réalité de la vie d’un certain nombre d’espèces animales faussées par des croyances : « Et si nous changions notre regard sur ces espèces décriées et injustement diffamées ? », questionne le pitch de présentation. Voilà qui fait assez bien écho à mon projet de remettre en lumière « ceux que la nuit nous cachait », cette nuit-là étant celle des fantasmes et des légendes.
Au long des quatre épisodes (« les secrets de la ferme », « les énigmes de l’étang », « les mystères de la forêt » et « la vie cachée de la prairie »), on constate en fait que le pitch est, comme souvent un peu trompeur, puisque certaines espèces évoquées n’ont pas été particulièrement « décriées et diffamées » (le cerf, le lièvre, le chat de ferme), d’autres sont d’un statut neutre (le pic noir, le sphinx à tête de mort), mais la plupart font en effet partie de la vaste tribu des mal-aimés ou de possibles bestiaires pour films de sorcellerie : le renard, la couleuvre, le crapaud, la chauve-souris, l’effraie, la pie… et le blaireau. Chaque épisode met en scène dans un montage assez mécaniquement alterné trois espèces. Les légendes sont résumées et plaisamment mises à distance à l’aide de dessins animés élégants, quoique dispensables, le reste des films faisant alterner de façon classique témoignages d’experts et commentaire en voix off présentant quelques aspects de la biologie des espèces, sur des images soignées, parfois remarquables.
L’épisode dans lequel apparaît le blaireau a d’abord le mérite de m’emmener faire un tour dans la forêt des Vosges, chez Yann Lebecel. Une grange rénovée, pierre et bois, avec un vaste bureau sous les combles orné d’une collection de peluches de blaireau (et non d’animal empaillé !), le lieu et la personne sont chaleureux. Les premières images montrent deux blaireaux à la lumière du jour, l’un occupé à faire du terrassement, l’autre restant dans ses pattes sans rien faire : scène connue !
Quel bonheur de voir soudain les blaireaux en couleurs, nullement noir-gris-blanc mais fauves, avec leur poil tricolore chatoyant, ondoyant. La partie animée en revanche déçoit, l’apport d’informations étant comme souvent réduit à la portion congrue (la lecture du chapitre de la Physica d’Hildegarde de Bingen eut été plus édifiante). Yann Lebecel est beaucoup plus convaincant, qui emmène le spectateur en affût. « On n’en voit pas tous les jours, même quand on y va régulièrement, des fois c’est très furtif… » Le site m’évoque La Citadelle. Que ressent le blaireau vis-à-vis du méliphile embusqué dont il sent ou pressent la présence ? L’accepte-il ? – Ce qui me semble évident, c’est qu’il ne réagit pas de la même façon avec un inconnu et avec quelqu’un qui a laissé souvent son odeur autour du terrier.
Voici des images en noir et blanc, très belles également, que je regarde une deuxième fois en coupant le son. Une scène d’accouplement me rappelle celles que j’ai filmées, que je visionne à nouveau. (Était-ce bien Cheg, comme je l’ai cru alors ? Le troisième larron présent seulement sur deux ou trois séquences n’était-il pas présent depuis longtemps, sans que j’aie pu l’identifier ?) Mais voici de fins blaireaux printaniers, fort différents des barriques griffues que j’observe en ce moment, qui tendent leurs longs museaux dans l’air doux d’avril et se grattent en tirant la langue dans des scènes d’une grande douceur qui me font prendre conscience à nouveau de ce qui m’a tant attiré et m’attire chez eux : cette absence de hiérarchie, cette tendresse irrésistible lorsqu’on en vient aux scènes de sortie des blaireautins… Voici la mère qui cache un ver de terre pour que les petits apprennent à le trouver : je ne savais pas qu’elle procédait ainsi. Marquage anal. Caméra ras de terre sur les jeux et culbutes, les siestes et le toilettage. Rares images de blaireaux endormis sur le dos en dehors du terrier en été. « La vie est douce chez les blaireaux… »
Comme souvent, tout cela est trop court, aussi frustrant qu’une table ronde avec trop d’invités et trop peu de temps pour chacun.
J’enchaîne donc avec L’hermine, le renard et le blaireau, un film de Jean-Philippe Macchioni et Luc Jacquet. La facture est classique, le commentaire bien écrit, les images du renard et de l’hermine « volant au ras du sol comme une flèche » dans la neige aussitôt fascinantes. L’hermine, à première vue, semble un blaireau miniature tombé dans un seau de cocaïne. On retrouve bien dans ses mouvements quelque chose de commun à tous les mustélidés, la souple ondulation du dos, cette façon de jouer les chevaux à bascule – mais en accéléré, dans une version plus déjantée encore que chez la loutre, calme-toi donc ma pauvre… Bien entendu, ce rythme est nécessaire pour suivre celui des rongeurs qu’elle traque, on est entre bêtes fébriles aux cœurs battant trop vite… L’image d’une hermine en tenue d’hiver dans l’herbe me ramène à ma première expérience d’écriture avec un mustélidé.
Mais voici qu’on remonte la piste des blaireaux. L’affût. Des images et des mots sensibles. Voici une blairelle avec ses petits, une blairelle aux tétines vraiment démesurées comme je n’en ai jamais vu chez Vara ! Pas un mot, dans ce court mais riche documentaire, pour hiérarchiser renards, hermines et blaireaux – pas un mot pour l’humain, en fait, comme s’il y avait un mur, un monde, entre l’homme et ces animaux… J’avoue pourtant que cette absence fait du bien, et que les images des jeunes hermines sont aussi irrésistibles que celles des blaireautins.
Je conclus la journée en visionnant un bref reportage avec Virginie Boyaval[4], méliphile émérite qu’il faudra tôt ou tard que je contacte, et me couche apaisé, ayant prouvé que je pouvais parfaitement me passer pendant au moins un jour des images de blaireaux capturées par mes pièges…


