Les veilleurs de neige

25 novembre 25
En Asie le blanc est la couleur du deuil ; disons donc que pour nos blaireaux d’Eurasie et moi-même cet hiver commence par de très belles nuits de deuil.
Certes, ils ne sont sans doute pas beaucoup sortis pendant la petite tempête de neige qui s’est abattue sur la vallée, mais une panne de piles sur la caméra principale ne me permet pas d’en être tout à fait certain et surtout, il n’a pas fallu attendre longtemps pour qu’à nouveau s’agite, au fond de l’entonnoir creusé sur l’esplanade blanche, un tout petit museau blanc, timide, curieux et fin comme une hermine. Puisque « la mort est le berceau de la vie » en ce monde endormi mais repeint à neuf, il est temps d’aller voir de quoi il en retourne en surface, semblait suggérer ce museau !
Je peine à les reconnaître, mes blaireaux gris-blanc argenté qui se risquent sur le sol gris-blanc scintillant… Courage a pris les mimiques de Prudence, et Prudence gagné en audace ! Ils émergent cependant tous deux de cette blancheur en laquelle ils semblent se confondre, pris dans la lumière fantasmagorique des flashes infrarouges, ils émergent lentement, on pourrait croire d’un tombeau puisque le sol de l’esplanade ne laisse plus voir du terrier qu’un léger affaissement. Prudence reste près de l’entrée à mastiquer quelque chose, pendant que Courage tourne sur l’esplanade, gratte assez comiquement cette surface étrange qui a recouvert le tapi de feuilles familier, puis fourre son museau dans la poudreuse. Est-ce que c’est pour manger, en retrouvant sous la neige les châtaignes ou les glands qui ne sont pas bien loin car la couche reste fine ? Dans ce cas, l’endroit n’est pas bien choisi. Je pense plutôt qu’il est en train de goûter, de voir ce que ça fait comme sensation…
Soudain, Courage s’affole et tous deux bondissent dans le terrier, laissant l’esplanade vide sur laquelle seuls quelques flocons bougent encore. Deux minutes plus tard Courage ressort et reprend son exploration là où il l’avait laissée, puis Prudence fait de même (mais il lui faut trois minutes de plus).
Oh, ils ne se mettent pas à jouer comme mes chiens, mais ils donnent un coup de patte à gauche, un coup de museau à droite, ils s’attardent, offrant ainsi l’image magnifique des pinceaux ondulants de leurs queues gris clair sur fond blanc, de leurs corps ovoïdes qui semblent plus légers. Cette nuit tous les blaireaux sont semi-albinos, chacune de leur posture magnifiée comme dans les photographies du livre Les veilleurs de nuit. Vara, cependant, ne semble pas de la fête (peut-être a-t-elle finalement déserté le terrier pour un autre ?), ce sont donc Courage et Prudence seuls qui jouent les veilleurs de neige, allant et venant à la recherche peut-être, aussi, des repères olfactifs disparus.
Puis ils quittent l’esplanade sans laisser la moindre trace – la neige ensuite les a effacées, mais la caméra laissée en lisière du grand champ aux renards surprend tout de même le passage d’au moins l’un d’entre eux dans la nuit. Un renard blanc vient rôder autour de l’entrée. Plus tard les blaireaux reviennent fouiller la neige, et cette fois il est clair qu’ils cherchent à manger. Et puis, le jour venu, ce sont les chevreuils, toujours les trois mêmes, qui reviennent renifler les entrées du terrier, le petit chevrillard surtout semblant animé d’une curiosité plus intense encore que d’ordinaire pour ce monde souterrain dont il doit bien pressentir la douceur. Je vais bientôt pouvoir prouver au monde entier non seulement que le blaireau vole comme un polatouche, mais que les chevreuils en hiver s’enterrent avec eux et attendent ainsi, bien cachés, la fin de la chasse et la fonte des neiges…
Tout cela est très beau mais je ne me fais pas d’illusions : ça ne durera pas. La neige fondra avant la fin de la chasse. Les chasseurs, neige ou pas, on les voit au parking le matin qui se rassemblent ; et la neige, elle, a beau continuer à tomber en flocons fins ou drus pendant les jours suivants, elle ne tient plus, à huit cents mètres il fait trop chaud. Les premières années de mon installation dans la vallée, elle venait en novembre comme cette année, mais recouvrait tout d’une couche épaisse qui ne fondait qu’en avril, ce qui n’est plus arrivé depuis quinze ans. À présent, chutes et fonte rapide alternent, transformant cette saison autrefois assez stable en une succession frénétique d’hivers et de printemps.
Deux jours plus tard, le sol du sous-bois redevient sombre autour du terrier. Il n’empêche qu’une page est tournée et qu’on vient de faire ensemble les premiers pas sur le chemin froid qui nous mène doucement vers cette fin qui, je l’espère, n’en sera vraiment une ni pour eux, ni pour moi, si nos vies mêlées d’une façon ou d’une autre se prolongent…


