Et demain ?

30 novembre 25
Déjouant les pronostics aussi sûrement que les blaireaux se jouent de ce qu’on croit savoir d’eux, l’hiver s’est installé, bien froid, bien blanc, bien cassant. Au-dessus de la maison les caméras que je relève filment les allées et venues de deux loups qui trottinent d’un pas souple et régulier. En dessous, côté terrier, la neige a fondu dans les bois mais recouvre encore les champs, et la terre reste dure.
Il serait facile de relier pareil décor avec l’état d’esprit de l’auteur endeuillé, comme je l’ai d’abord fait spontanément en convoquant le symbolisme du blanc dans les pays asiatiques, sur fond d’ « Hiver » de Vivaldi. De la présence du loup on ferait une menace, de l’ensevelissement des feuilles et du si nécessaire engourdissement de la faune et de la flore des signes de la fin qui nous guette et de la peur qu’on ressent devant ces lendemains qui ne chanteront jamais plus… Ce serait facile et pas forcément dénué de sens, sauf que, dans mon cas, ce serait mensonger, car – et j’en suis le premier surpris, moi qui ai d’abord pensé que ma vie de méliphile allait être momentanément interrompue – ce n’est pas ainsi que les choses se passent : entre l’homme qui regarde défiler ses souvenirs sur la vitre et celui qui s’en va au terrier, s’est opéré une sorte de décrochage, presque de dédoublement.
Dans un de ses plus beaux livres, le poète Jacques Réda a écrit, après une évocation poignante d’un de ces soirs d’hiver où « un chien qui passe [l]’évite comme [s’il était ] un loup », que « le désespoir n’existe pas pour un homme qui marche, à condition vraiment qu’il marche »[6]. Eh bien ! la méliphilie, de ce point de vue, a les vertus d’une telle marche.
Parler des blaireaux, avoir la chance de pouvoir parler d’eux comme c’est le cas en cette fin de novembre, dans le cadre de l’Université de Belledonne pour une soirée consacrée aux enjeux de la biodiversité, aussitôt me transporte, et le sourire qui me vient alors n’est pas feint ni forcé.
Continuer à observer leur vie pareillement me détache de mon histoire : le temps des blaireaux s’écoule autrement que le nôtre, mais celui du méliphile en moi aussi, si bien que la mort et ses dommages m’apparaissent comme ma maison m’apparait lorsque je la regarde de loin, à l’improviste, depuis l’orée du bois, plus proches d’eux que de moi…
Cela m’est d’autant plus facile que, loin de réduire leur activité, les blaireaux m’ont offert ces dernières nuits de merveilleuses surprises.
D’abord, la fonte de la neige à proximité du terrier a donné lieu à des scènes cocasses aux latrines, creusées, fouillées, retournées avec force grognements, sans doute pour réactiver les odeurs envolées : voici mon terrassier transformé en plombier, me suis-je dit…
Ensuite, Courage et Prudence ont repris sans même attendre le redoux leurs séances de jeux, avec à deux reprises des simulacres d’accouplement silencieux (dont on se demande s’ils ne sont que des simulacres), qui s’achèvent en combat de catch et bataille de museaux de part et d’autre de l’arbuste natal… Les deux jeunes blaireaux se poursuivent sur l’esplanade gelée, puis Courage roule sur Prudence jusque dans le terrier et l’y enterre littéralement, avant de s’éloigner ; quelques minutes plus tard, Prudence ressort, s’avance jusqu’à l’arbre frontière puis, constatant que Courage est encore là, se met à sautiller et à tourner sur elle-même pour l’inciter à la poursuivre avant de détaler avec cet irrésistible balancement de cheval à bascule, et Courage à ses trousses… S’en suit une longue séance d’épouillage et de tendresse sur le perron du terrier.
Les blaireaux, on le sait, ne mangent pas à l’intérieur, ni même aux abords du terrier – c’est en tout cas ce que je pensais[7] jusqu’à ce que je les voie non seulement se livrer à une longue cueillette d’insectes ou de châtaignes sur l’esplanade, mais surtout s’installer sur le perron de la gueule 3 pour manger. Prudence, en l’occurrence, se tient un moment seule devant ce qui semble être une grosse châtaigne que la lumière infrarouge fait paraître très claire. Soudain, elle la flaire, la ramène à elle avec sa patte puis entreprend de la croquer goulument en en mettant partout, et l’on entend le bruit de sa mastication dans la nuit silencieuse… Au bout du compte, il ne reste quasiment pas de traces de ce repas, excepté quelques morceaux qui lui ont échappé et qu’il faudrait que j’essaie de retrouver lorsque je retournerai au terrier.
Je garde cependant, et les blaireaux m’ont gardé, le meilleur pour la fin. Dans une séquence filmée par les deux caméras de part et d’autre de l’épicéa, il m’a semblé que le duo était de nouveau un trio, sans que jamais pourtant ils n’apparaissent tous trois ensemble – air connu. Dans la nuit du 27 au 28, puis lors de la suivante, les voici pourtant soudain réunis sur l’étroit perron de la gueule 3 : Vara, qui semble énorme, Courage qui l’est un peu moins, et Prudence qui, en comparaison, parait presque fluette, tous les trois côte à côte tout comme au premier jour, à la première nuit de mai. Ensemble ils s’épouillent, se serrent, s’attrapent, se livrent à une séance de toilettage et de tendresse si longue que les piles de la caméra principale s’épuisent avant la fin de la nuit… Neuf mois après leur naissance, leur proximité reste stupéfiante. La dispersion n’est pas d’actualité, même s’il semble inévitable que Courage au moins, lors du plus important des pics de rut qui aura lieu entre mi-janvier et mi-mars, s’en aille voir ailleurs si une femelle s’y trouve.
Et demain ?
Je compte. Je calcule. Je relis toutes les pages des livres qui traitent de ce sujet compliqué de l’ovo-implantation différée.
J’ai filmé fin janvier plusieurs accouplements de Vara avec Cheg. Vara, à ce moment-là, devait être en période de « vraie gestation » : « Les embryons s’implantent dans la muqueuse utérine entre la fin du mois de novembre et la mi-février, le plus souvent entre mi-décembre et mi-janvier ».[8] Une blairelle peut-elle être fécondée alors qu’elle est pleine ? Je ne trouve pas de renseignements clairs sur cette question : les femelles portantes peuvent « présenter une série d’œstrus successifs au cours de la gestation », écrit Emmanuel Do Linh San, mais le terme « gestation » prête à confusion puisqu’il faut distinguer la « vraie gestation », qui dure six à sept semaines, de la période d’implantation différée qui peut durer onze mois…
Toujours est-il qu’il est possible que, dès maintenant, Vara soit entrée dans cette période de « vraie gestation », auquel cas elle peut mettre bas dès la mi-janvier (les blairelles bien portantes et expérimentées comme elle ont tendance à mettre bas plus tôt). Le signe d’un tel événement en serait le changement complet de litière, que j’avais observé l’an passé peu avant qu’elle ne disparaisse sous terre et que Cheg quitte le terrier.
Une telle perspective me ramène au temps où je m’apprêtais à devenir père et dévorais un livre de biologie qui m’aidait à suivre, de jour en jour, la trame invisible du miracle qui était en train de se produire dans un ventre qui, hélas, n’était pas le mien (Renaud naguère a bien chanté cela…), à l’aube d’une naissance qui narguerait la mort de façon si poignante…
Je regarde le ventre de Vara, le ventre du terrier, en proie à une émotion qui me déborde et sur laquelle je juge prudent de ne rien dire de plus !


