Des nuits sans retour (carnet d’observations)

Le temps fraîchit, l’automne flamboie, avec des dégradés orangés qui finiront bien par ternir, je sais, mais donnent pour l’instant l’impression d’une fête prolongée.
Les temps de présence au terrier sont de nouveau irréguliers, avec des séquences filmées en début de nuit suivies par aucun retour, et se repose ainsi l’éternelle question de savoir par où ils passent quand ils ne passent pas par les gueules que je surveille avec, actuellement, cinq caméras (dont deux seulement sont vraiment utiles). Je continue à chercher. Quelque chose m’échappe, encore et toujours, chez mes mustélidés bien-aimés moins vifs, fluides et ondoyants que cette loutre que Léo a réussi à filmer à Neuvic avec la caméra offerte pour son anniversaire, mais pas moins fuyants…
Nuit du 1er au 2/11, 12°C, temps sec.
18h48, Courage se livre à l’habituelle cérémonie du flair, hissant le drapeau de son rhinarium dans l’air doux du soir. Le rituel n’est pas figé, mais se caractérise par une liste restreinte d’actions : humer, hésiter, regarder sans voir grand-chose, se gratter le ventre assis comme un panda en tirant un peu la langue, rentrer dans le terrier affolé par rien, en sortir aussitôt, se secouer, ramener une brassée de feuilles devant l’entrée – ce qui, dans la pente raide du toboggan, demande plus d’efforts que sur l’esplanade et oblige à faire de grands gestes en lançant alternativement une patte avant puis l’autre…
Courage s’en va. Une heure après, qui donc émerge du même endroit et se livre à la même chorégraphie – le travail en moins ? Prudence, bien sûr – sans parler de son fin museau, elle a cette façon éperdue de bâiller qui ne trompe pas… Je me laisse fasciner par l’alternance des bandes noires et des bandes blanches, cette face inquiète, ce masque de mystère qui brille dans la nuit claire… Soudain elle plonge dans le terrier avec plus de vivacité que Courage (pour le coup, elle m’évoque vraiment la loutre). Elle ne reprend sa place qu’une minute plus tard, puis disparaît à droite de l’épicéa en un départ sans retour (c’est-à-dire, sans image de son retour).
Nuit du 2 au 3/11, 8°C, temps humide.
Dans la douceur du soir, sortir, humer, se gratter toujours sur le perron, la patte avant droite immobile, en suspens – puis disparaître dans la nuit nourrissante.
Dans la fraîcheur de fin de nuit (-2°C, 5h13) revenir par l’esplanade, d’abord Courage puis Prudence, mais on ne voit ni l’un ni l’autre pénétrer dans l’une des gueules du terrier et Vara manque à l’appel. « Ceux que la nuit nous cachait » restent des champions de la discrétion, est-ce qu’une galerie secrète de trente mètres relie le terrier à une entrée si bien camouflée que je ne l’ai jamais vue ? Ou bien, plus vraisemblablement, ont-ils partout des planques diurnes sous les ronciers, dans les souches ou les rochers, auxquelles ils se rendent en pratiquant le vol plané pour ne pas laisser de traces, ce doit être cela, comme les polatouches, avec un peu de chance je vais être le premier à prouver que Meles meles est capable de voler…
Nuit du 3 au 4/11, 12°C, nuit sans retour.
C’est le même rituel de la sortie inquiète et du plongeon dans le terrier : comme les blaireaux sont méfiants, ou comédiens dans leur façon de surjouer la panique ! Cette fois-ci, ils sont deux à émerger ensemble, Courage et Prudence encore, qui n’utilisent plus la gueule 1 de l’esplanade (pourquoi ?). Ils tendent tous deux le cou et le museau en direction de l’esplanade, d’où semble venir la potentielle menace, et l’on entend d’ailleurs des bruits de feuilles. Ils s’avancent. Serait-ce Vara qui passe ? Ils ne bougent plus, Prudence se couche sur le perron. Quelque gouttes crépitent. Ainsi installés ils ressemblent à mes chiens qui s’étirent et se postent devant la maison quand je m’en vais. Prudence ouvre grand la gueule, on pourrait croire qu’elle lance un cri mais non, elle est couchée et elle bâille… Courage fait sa toilette. Plus de tension, allais-je dire – mais soudain, alerte, les voici qui replongent tous les deux dans la gueule… pour ressortir aussitôt, et Prudence reprend sa toilette pendant que Courage se hisse contre le tronc de l’arbuste, près de l’entrée. Courage ratisse quelques feuilles, mais revient vite, cette fois on dirait deux naufragés sur un radeau cerné de nuit. Puis Courage repart, ramène davantage de feuilles depuis le haut du perron pendant que Prudence s’étire de tout son long en se hissant sur la racine du grand épicéa. Courage enfourne sa boule de feuilles sans que Prudence ne réagisse à cette activité qui ne semble définitivement plus la concerner.
Elle reste seule à se gratter pendant que lui travaille à l’intérieur. Il n’est pas tard et l’on entend des chiens, peut-être les miens, aboyer au loin. Un peu de brume voile la scène. Courage ressort, enfourne une nouvelle boule de feuilles, se gratte, s’en va ratisser l’esplanade. Prudence le suit mais seul Courage revient qui enfourne une dernière boule. Puis il disparaît à son tour vers l’esplanade.
Nuit du 4 au 5/11, 11°C, beau temps, pleine lune.
20h12, Vara réapparait enfin devant le terrier situé non loin du chemin. Je ne la vois pas en sortir et elle semble venir d’ailleurs, mais c’est la première image de la nuit, qui laisse supposer que cette entrée (où je n’ai surpris qu’une seule fois un blaireau, l’automne dernier) est peut-être utilisée quelquefois (ce que les nuits suivantes ne confirmeront pas). Je la retrouve quelques instants plus tard devant le terrier 3, dont elle inspecte olfactivement l’entrée avant d’y pénétrer. Il est 20h18.
21h26, Vara ressort sur le perron – son très gros ventre filmé en légère contre-plongée permet l’identification. Elle se gratte avec soin. Souffle du vent, écho des clarines, toilettage du soir. Bientôt elle commence à ratisser le sol pour ramener des feuilles comme le fait Courage, ils sont donc deux blaireaux à travailler en alternance à l’enfouissage de la litière sur cette gueule. C’est peut-être dû à l’ampleur de son ventre, dont elle use comme d’une énorme ventouse, peut-être au fait qu’elle a plusieurs années de pratique derrière elle, mais il me semble qu’elle se montre plus efficace que Courage, ne laissant presque aucune feuille derrière elle sur le toboggan.
21h59, Vara, son travail terminé, se gratte devant l’entrée. Le temps s’étire. Je visionne dix fois ces images, l’œil attentif, l’oreille aux aguets, comme un affût réitéré, parce que je veux savoir – et ce n’est pas si facile –, je veux vérifier ce que je crois comprendre : à 22h02 Vara remonte l’esplanade, à 22h04 elle recommence à enfourner des feuilles puis à 22h10 un blaireau se dresse hors du terrier et, cette fois, ce n’est pas Vara mais Courage, plus la même façon de se tenir, à quatre pattes avec un ventre relativement plat et non plus avec l’arrière-train qui semble ployer sous le poids d’un très, très gros bidon, on ne peut pas maigrir ainsi en six minutes et la comparaison des captures d’écran effectuées confirme ma lecture ! Trois minutes plus tard, Courage à son tour ratisse et enfourne des feuilles, une fois. Plus rien jusqu’à 22h35, où c’est Vara cette fois qui ressort.
Je viens d’assister à une nouvelle séance de bref travail en binôme, masqué par le fait qu’on ne voit à l’écran qu’un seul blaireau au travail (je regrette d’avoir déplacé les autres caméras sur des terriers secondaires où elles n’enregistrent que des passages de mulots, car cela aurait permis de confirmer de façon plus sûre).
La collaboration dans le travail ne serait-elle pas plus fréquente que ce qu’on imaginait ? N’a-t-on pas été abusé par cette façon qu’ont les blaireaux de faire mine d’œuvrer chacun dans son coin, alors qu’en fait, ils agissent ensemble, en se repérant avant tout grâce à leur prodigieux odorat ?
23h52, retour de Courage au terrier, puis de Prudence toute terreuse qui traverse l’esplanade à 4h35, inspecte fébrilement la gueule 3 et y pénètre.
Nuit du 5 au 6/11, 16°C, pleine lune, nuit sans retour.
18h57, émergence par la gueule 3 de Courage ou Prudence, qui se précipite à l’intérieur après un bruit de feuilles. Séance de grattage, consommation d’un insecte ou d’une châtaigne juste devant le terrier, puis disparition mystérieuse dans l’interstice de deux prises de vue, soit que le fuyard ait descendu le toboggan comme il semblait s’apprêter à le faire, soit qu’il soit retourné dans le terrier.
19h07, Vara sort à son tour, fait un brin de toilette sur le perron., puis reprend le ratissage et l’enfouissage de feuilles, qu’elle va spectaculairement chercher dans le pente du ravin, de part et d’autre de l’épicéa central en s’appuyant sur les racines comme je le fais moi-même lorsque je vais chercher la carte de la caméra. À 19h50 un bruit venu d’en bas lui fait lâcher un instant sa boule de feuilles, qu’elle reconstitue aussitôt (c’est vrai qu’ils sont persévérants, les blaireaux).
20h20, longue pause qu’on pourrait dire contemplative, si ces yeux luisants y voyaient vraiment quelque chose, mais c’est qu’il s’agit encore et toujours d’une contemplation auditive et olfactive – et Vara de tendre sa truffe vers la nuit.
21h09, le travail d’enfouissement de la litière reprend d’abord timidement, entrecoupé de moments de surveillance et de toilettage, puis furieusement. Je soupçonne là encore une possible alternance entre Courage et Vara, mais de façon beaucoup moins certaine que la veille.
Minuit, Vara veille sur le perron, puis disparaît dans le terrier. Plus d’images.


