La salle en octobre

PREMIER MATIN D’OCTOBRE

La rumeur aux portes du collège (que Dorian a voulu chasser de la salle en fermant maladroitement la fenêtre) s’est enfin tue, et l’on savoure ce studieux silence des devoirs surveillés ; disons plutôt, pour être honnête et précis, que le professeur savoure, car les élèves penchés sur leurs copies avec toutes les mimiques et toutes les attitudes susceptibles d’exprimer la perplexité, l’ennui, le stress, la concentration, la consternation – avec ici ou là tout de même la moue satisfaite et le léger sourire de celui qui sait – ne donnent pas tellement l’impression de savourer quoi que ce soit.

 

C’est (« mes amis, réjouissons-nous ») le premier jour d’octobre, et c’est encore une belle journée : ciel bleu pâle encore ébouriffé de nuages, premières lueurs sur les maisons du Moutaret, montagnes bleues, crêtes vertes, il n’est plus nécessaire d’aller au musée de Grenoble quand on a pareil tableau aux fenêtres. Dorian s’est retourné (il occupe une place stratégique, côté fenêtres) et regarde cette toile immense, avant d’échanger avec Alexis (à l’autre bout, côté portes – c’est une façon comme une autre de faire circuler le regard) un signe de connivence.

 

Alternativement je surveille la progression du soleil sur Bramefarine, et je les surveille. J’aime ces moments où je peux ainsi guetter les failles, les ouvertures, les signes d’inattention, de tension, d’attentions autres.

 

Face à moi Hugo L.B. bâille superbement à plusieurs reprises, dans un moment d’oubli qu’on imagine aussi rassérénant qu’une rasade de thé (on associe trop facilement le bâillement à l’ennui : il est une détente nécessaire porteuse de renouveau) ; puis il tente de retrouver le fil du devoir, n’y parvient pas, regarde et tord ses mains puis les pose sur son short violet (c’est dire s’il fait encore beau).

 

Valentin, à main droite, mord nerveusement son stylo et regarde le professeur avec un air absent.

 

Antoine (c’est drôle de retrouver Antoine, quatre ans plus tard, avec le même air espiègle et la même tête enfantine simplement perchée plus haut), Antoine la bouche ouverte, concentré dans l’effort, questionne et se questionne.

 

Mason, lunetté pour l’occasion, allure dégingandée, une main dans la poche, traverse pour rendre sa copie (quoi, déjà ?).

 

Marion soudain regarde si loin dans l’au-delà du linoleum bleu que l’espace s’en trouve agrandi jusqu’au vertige – ça y est, toute la moitié supérieure de Bramefarine baigne dans la lumière.

 

Le temps file, le professeur annonce la fin du devoir dans « maximum cinq minutes ».

 

Le thé noir, ce matin, âcre, fumé, astringent, fait merveille; être là est merveille.

 

Mason sort son carnet jaune (le mien est orange), qu’il malaxe sans l’ouvrir et montre, moqueur, à Hugo, qui rigole.

 

Légèreté de l’été en automne.

*

La colline maintenant est toute dans la lumière, le paysage rutile : tant qu’à donner des devoirs, autant le faire les jours où la lumière est belle. Je me suis installé comme eux à une petite table et, comme eux, j’écris à petits mots pressés, surveillé par l’horloge pas encore cassée. Mais leur attention à eux semble aussi lisse que leurs visages sans rides ni rictus – tout juste si Neyla jette un œil vers la ligne des Bauges (évidemment ce n’est pas elle qui regarde les Bauges, dont je suppose qu’elle n’a que faire).

 

Une buse tourne dans le ciel pur. Les cris d’une troupe de collégiens excités ne troublent pas Hugo D., qui était déjà troublé.

 

Ah ! la petite moue boudeuse d’Estelle – l’air sérieux de Paul – la gravité inquiète et élégante de Grégoire, dont le stylo Bic martèle sur la table son petit bruit de machine à écrire ou de message en morse qui ponctue le silence précaire de la salle (c’est bon, je ferme la fenêtre).

Je les regarde et je prends note pour garder d’eux ce que je peux, pour être au plus près, au plus loin d’eux, comme je faisais naguère, comme je l’ai toujours fait dès que j’ai su écrire, comme si le temps pouvait se dédoubler au miroir de la classe.

Un téléphone portable, posé négligemment sous la trousse de Joseph, en sonnant m’arrache à ma rêverie et m’oblige à reprendre illico mon rôle de professeur, et le charme est brisé.

 

Thomas regarde par la fenêtre.

 

Anthony suspend le vol de sa plume, me regarde ou regarde dans le vague, puis repart de plus belle (tu vois, j’essaie aussi de repartir).

 

Célia fixe l’ongle vernis de sa main gauche jusqu’à en loucher légèrement, pose sa feuille que je suppose remplie, se mure dans une songerie sombre en tapotant du bout des ongles la table sur laquelle se reflètent, sans qu’elle s’en doute, la lumière extérieure et son ombre.

 

Je regarde leurs ombres, nos ombres brouillées dans la flaque opaque du lino.

 

La fin approche, la tension se relâche.

 

Estelle s’étire, Célia fait mine de s’assoupir, et la lumière reluit dans les yeux de ceux qui ont fini.

 

Fini ? Quelle tristesse ! Encore un instant, je vous prie, juste un petit instant pour flotter, à l’abandon d’octobre, dans cette coque de noix de la salle de classe…

1er octobre 2015

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