La salle en octobre

 

 

 

LE VOLET CASSÉ

 

 

Le volet

 

 

Cela fait quelques mois que le volet central de la salle fonctionne mal, rouillé sans doute, vrillé, encrassé, fatigué comme un vieillard en automne ou un adolescent ayant passé la nuit à s’esquinter les neurones et les yeux devant un écran. Lorsque j’arrive le matin et appuie sur la commande d’ouverture (c’est en général le premier geste que je fais en entrant), les cinq autres se relèvent sans problème, mais lui reste inerte. Pour le sortir de sa torpeur j’ai pris l’habitude de lever et de baisser l’ensemble des volets un grand nombre de fois : après avoir répété la manœuvre pendant dix ou vingt minutes j’obtiens, en général (mais de moins en moins à mesure qu’on s’avance vers l’hiver) le frémissement attendu. Pendant toute la durée de l’opération, le vacarme occasionné à l’extérieur fait que tous ceux qui attendent ou qui passent au pied du collège lèvent les yeux vers le deuxième étage et s’interrogent – tout au moins s’interrogeaient-ils les premiers temps, car je suppose que tout le monde a dû s’habituer au manège et j’imagine leurs réflexions, s’ils en font encore : « C’est M. Seppoloni qui est encore en train de se dépêtrer avec son volet cassé. »

 

Il y a là, comme souvent, une part de jeu, une part de manie, une part de souci pédagogique, et une part de beauté.

 

C’est un jeu.

On peut faire des paris quant à la réussite et à la durée de l’opération de réveil du volet endormi : parfois cela va vite, parfois la délivrance ne se produit pas avant que le soleil ait réchauffé la façade, et parfois, surtout quand il a plu ou qu’il a fait plus froid, cela ne marche plus du tout. Parfois aussi le volet rester coincé à mi-chemin, ou bien entièrement ouvert : le débloquer, c’est aussi courir le risque de ne plus pouvoir du tout le fermer ou l’ouvrir. J’ai remarqué par ailleurs qu’ouvrir la fenêtre, et, donc, envoyer de l’intérieur un peu d’air sec et plus tiède, améliorait les chances d’ouverture, mais je n’ai pas encore essayé de souffler sur le volet pour le faire réagir (ce sera à tenter), alors que l’utilisation d’un objet pointu (clé ou clou) pour forcer l’ouverture était sans effet.

 

C’est une manie.

Que cette manœuvre répétée chaque matin pendant parfois une demi-heure revête une dimension obsessionnelle n’échappera à personne, je le crains : seul un maniaque peut ainsi s’acharner sur un volet cassé, c’est évident. J’aime maîtriser l’espace de la classe, et que tout soit en ordre quand les élèves arrivent : les tables en U, les chaises, le grand bureau avec le thermos rouge et le clavier de l’ordinateur, la petite table où je pose les bols, et les volets bien sûr. Ce léger dysfonctionnement génère une crispation qui peut aller jusqu’à la tristesse, parce qu’il me rappelle au passage que ce beau collège dans lequel j’ai eu la chance de m’installer après avoir connu l’ancien, dont les bâtiments à quelques centaines de mètres d’ici accueillent le lycée professionnel du Bréda, n’est plus neuf, et qu’il est comme toute chose soumis à l’usure.

 

C’est utile.

L’efficacité pédagogique n’est pas tout à fait absente (même si elle a sans doute bon dos). Sans même parler des moment où le travail sur des images vidéo-projetées nécessite le noir total, ou bien des ateliers « haïkus » pour lesquels il est bon de pouvoir regarder dehors sans que l’une des fenêtres soit bouchées, un cours sur la Shoah par un jour de beau temps gagne à être fait avec les volets clos (à moins qu’on ne souhaite souligner le contraste entre notre présente insouciance et les horreurs passées), et un cours d’introspection autobiographique nécessitera aussi une lumière tamisée. Le cours sur « Repos dans le Malheur » commence dans la pénombre, puis il convient d’ouvrir peu à peu les volets à mesure qu’on avance dans le poème, jusqu’à la deuxième strophe qui est plus lumineuse et dont il faut terminer l’étude avec tous les volets ouverts ; la persistance d’un blocage est ici symboliquement navrante. Ce blocage est par contre une excellente chose pour travailler sur le fantastique, qui insère dans le cadre ordinaire une petite anomalie, un petit mystère qu’il est facile d’exploiter pour créer l’atmosphère de vigilance et de tension adéquate.

 

C’est beau.

La beauté du ce volet cassé, je ne l’ai vraiment appréciée qu’aujourd’hui – c’est elle qui m’a poussé à écrire ces lignes. Je tentais une fois de plus de l’ouvrir lorsque j’ai vu apparaître, au centre de la salle, tout encadré de noir et tel que je ne l’avais encore jamais vu, l’admirable tableau automnal du champ et des arbres jaunes en face du collège ; puis les portées mouvantes des rainures lumineuses tracées par les volets en action m’ont ramené quelques mois en arrière lorsque, passager d’un train qui filait vers le sud et dont mon voisin avait, à mon grand dam, souhaité baisser les stores parce que la lumière éclatante le gênait, j’avais constaté que le nouveau paysage vu en ombre chinoise était finalement plus beau, plus mystérieux, comme soudain plongé dans le brouillard ou comme si l’on avait brusquement changé de moment dans la journée ou de saison, et j’ai eu, dans cette salle 214 si familière, la sensation d’être à nouveau en train, avec ce que cela suppose de mouvement dans le temps, dans l’espace. Le volet s’est débloqué, mais j’ai continué à actionner la commande automatique pour le seul plaisir – jusqu’à ce qu’une rumeur dans le couloir m’avertisse qu’il était temps de reprendre les cours…

 

15 octobre 2019

 

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