La salle en octobre

DANS LA SALLE VIDE

 

Sallevide

 

Vidée de ses tables et de ses chaises la salle, pour le coup, semble vraiment immense. On s’assoit par terre sur le lino bleu. En un sens, tout est dit, tout était déjà dit au premier « oh ! » d’étonnement devant la salle vide ; et puis, fatalement, ce tout petit « tout » est repris par le bavardage qui le fige, qui l’engloutit, et qu’on tente de dynamiter par un autre bavardage.

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La poésie n’est pas une façon jolie de dire des choses gentilles ; elle sape, elle violente, elle ravage, elle dynamite. Elle est façon d’ « apprendre à tomber ». Tu es à terre, plus près du sol en tout cas et plus près de l’enfant que tu n’es plus et qui, malgré la confusion de son âge, sa parole bredouillante et ses idées floues, pouvait voir dans le monde ce que tu n’y vois presque plus : la vie même, ou un terrain de jeu – id est d’exploration.

Jette ta ceinture et regarde : le serpent va te mordre !

Jette-toi à l’eau et regarde : nous sommes embarqués, les nuages glissent sur Bramefarine et une corneille frôle la fenêtre.

La poésie te fait regarder ta solitude en face et même, la tutoyer.

Dans nos sociétés, les enfants devenus presque grands reçoivent désormais un téléphone portable multi-fonctions qui leur permet de rester en permanence reliés entre eux ; fichés, pucés, conditionnés, et condamnés à jouer ad nauseam et sans échappatoire le jeu social, ils peuvent plus facilement échapper à l’ennui, à la solitude, au réel.

 

Dans certaines ethnies amérindiennes, les enfants devenus presque grands sont envoyés seuls dans la forêt. Passé l’épreuve de la nuit, de la peur, de la solitude, de la faim, ils reçoivent un nom secret qui échappe au groupe social, ainsi qu’un poème qui leur dira leur vie durant : tu n’es pas qu’un chasseur, tu n’es pas qu’une fonction, tu n’es pas que le fils de tes parents et de la tribu ; tu es l’enfant de la forêt – disons, l’enfant du monde.

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Assis en cercle dans la salle, tenter au moins de faire retentir l’écho des paroles et des rites perdus. Se dire que c’est bel et bien perdu – se le dire, se le redire pour ne rien espérer et ne pas céder ensuite à la tristesse qui nait des attentes déçues et dégénère en aigreur.

 

Se dire, se redire que la salle reste immense.

 

13 octobre 2016

 

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