La salle en octobre

PREMIERS FRIMAS

 

Salle4octobre2016

 

La brume bleue au pied de Bramefarine se dissipe, et se rouvre une fois de plus le temps des premiers frimas, premiers devoirs. Eux aussi, sans doute, voudraient aller jusqu’au bout de leur dissipation et rejoindre la brume, eux qui par intermittence se tournent vers le ciel pâle de ce beau matin d’octobre comme si celui-ci pouvait leur souffler les réponses aux questions qui viennent de leur tomber dessus…

Ces questions, une fois n’est pas coutume, je ne les ai pas imprimées mais projetées sur l’écran : toute leur attitude habituelle de repli dépressif sur la table, cou courbé, front sur le bras, s’en trouve modifiée, puisque les voici obligés de régulièrement relever la tête comme s’ils nageaient le crawl. L’écran brille un instant au fond de leurs pupilles comme un flash, ils s’immobilisent − on pourrait croire qu’ils prennent la pause pour une photographie officielle, interdit de sourire – puis ils replongent en apnée dans le devoir sur la science-fiction.

Jules V., cependant, sourit, et comme par défi se détourne de l’écran pour regarder la frise sur le mur derrière lui (a-t-il repéré la mention de Gilgamesh, qui après tout peut répondre à l’une des questions ?) ; Islemdine, comme en miroir, regarde au loin vers Jules, vers le mur puis à travers le mur (les chats aussi savent bien faire cela), les mains dans les poches, ayant assez vite renoncé à affronter les Questions – et son regard se perd finalement dans le flou.

Ici ou là quelques sourires affleurent quand même comme des poissons à la surface d’une eau tourbeuse. Jules A. tend aimablement à Mathilde la souris qui lui faisait défaut, qui roule sur la table inclinée et qu’elle s’empresse de rattraper. Quentin P., entre deux réponses, fait mouliner son stylo Bic comme un cow-boy son revolver, se frotte le nez puis repart à l’assaut de sa copie. Hugo dresse la tête, imitant assez bien l’attitude inquiète et vigilante de la marmotte chargée de veiller aux menaces célestes, puis réprime un bâillement ; au même moment Thomas L. se détourne de l’écran, regarde à nouveau le ciel (mais non, ce n’est pas un aigle qui passe mais juste une corneille) – et tout son visage exprime soudain un tel chagrin qu’on aurait envie de tout éteindre, d’annuler le devoir et de lui dire « allez, ce n’est pas grave, on verra ça plus tard… » − mais il s’est déjà repris, et fait maintenant passer son stylo quatre couleurs entre ses doigts longs et fins pour une séance de jonglage discrètement spectaculaire (je m’y essaie, histoire de vérifier que j’en suis bien incapable), qui s’achève par la chute du stylo.

Là dehors octobre est magnifique. Les corneilles ont repris leur manège automnal, qui tournent autour de nos fenêtres en tenant dans leur bec les noix qu’elles brisent en les jetant sur le parking. On irait bien crapahuter sur ces crêtes ou se rouler dans l’herbe rase, oubliant tout à fait la fonction qu’on occupe, mais on revient au spectacle de la classe qui est, somme toute, aussi intéressant et même plus touchant que celui de l’automne : eux au travail − eux nageant, faisant la planche, avançant, coulant, remontant anxieusement ou paisiblement le fleuve des questions…

Il y a ceux qui écrivent quasi en continu, concentrés, attentifs, sereins, confiants – on pourrait presque leur mettre sans les lire la note maximale. Il y a ceux qui doutent, qui hésitent, qui s’attristent, qui vont et viennent, qui bâillent (Thomas, fais gaffe à ta mâchoire…), qui tortillent le bracelet de leur montre – et ceux-là offrent d’évidence le spectacle le plus varié. Et puis il y a ceux, heureusement assez rares, qui ont presque entièrement renoncé et qui se concentrent alors sur leur carnet de correspondance ou la transparence de l’air, qui haussent les épaules, se réfugient dans le rêve, dans le jeu, dans le jonglage (Islemdine, qui n’a pas les talents de Thomas, en est à la troisième chute de stylo…).

Ceux qui terminent vite, aussi, et qui demandent sur un ton sévère : « Monsieur, est-ce qu’on peut vous rendre les contrôles ? » – Mon dieu, comme le temps passe, tout juste si j’ai pu moi-même en profiter… Écrivez donc encore un peu, allez, encore un instant, s’il vous plaît, que je puisse écrire encore. Vous écrire. Vous décrire. Garder une trace de vous, de nous, de ce début d’octobre, de ces premiers frimas, de la lumière à la fenêtre et de ce premier devoir.

Les regards se lèvent de moins en moins vers les questions, qui s’effacent, qu’on oublie…

 

4 et 6 octobre 2016

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