La salle en mars

 

UN ACROBATE

 

 

Adossé au grillage il attend l’ouverture des portes. Personne ne le regarde, si ce n’est un quidam qui, affalé contre un radiateur froid devant un paquet de copies, le menton dans le poing et le feutre arrêté sur une page dont tous les mots semblent brouillés, tente de s’échapper de sa tâche, de sa salle ou de lui-même en regardant dehors.

Comme moi il est seul, ne se sait pas regardé, et n’a pas non plus en poche un de ces écrans qui pourraient le happer si aisément dans la distraction ordinaire ; je gagerais même qu’il n’éprouve aucun intérêt pour cette sorte d’échappatoires, en ayant d’autres moins virtuels à sa disposition.

On sent dans la manière qu’il a de se tenir contre le grillage, indifférent au temps, à l’attente, à la solitude, une souveraine nonchalance qui est probablement l’apanage des enfants, des jeunes gens et des chats. Mais le voici qui quitte soudain le grillage, avance lentement sur le goudron du parking, semble se concentrer sur quelque objet invisible au profane ainsi que le ferait précisément un chat en chasse et, de façon tout à fait inattendue et avec une adresse ahurissante, effectue presque sur place un salto avant (je suppose que ce doit être ainsi que l’on désigne cette sorte d’acrobatie que je ne peux m’empêcher de trouver aussi spectaculaire que risquée d’être ainsi effectuée sans tapis) ; puis il recommence à marcher lentement, laissant flotter ses cheveux longs dans la brise printanière, et avec toujours la même nonchalance féline s’élance, bondit et se livre à une série de saltos avant, arrière.

En ce jeune acrobate si à l’aise dans son corps et dans l’espace, je peine à reconnaître le petit garçon apeuré que j’ai croisé parfois, il y a quatre ans, entre ces murs.

Des murs il a appris à se jouer. Dérivant du côté des containers de tri et du parking des professeurs, le voici qui se hisse sans peine sur le muret assez haut, d’où il saute aussitôt, transformant le lieu en parcours d’obstacles, les murs de béton en falaise, le parking en forêt. Il apparaît, disparaît, mobile comme le vent, comme les cerfs entre les troncs, comme le temps, paisible comme un enfant habitué à jouer seul. Puis, à l’heure dite, il abandonne ses figures aériennes, regagne le portail et franchit l’enclos.

Je n’aime pas que l’on compare à une cage le collège. C’est là une facilité pitoyable, un cliché indécent quand on pense à ce qu’est réellement une prison, et si un tel rapprochement peut être pardonnable dans la bouche d’un adolescent impatient d’agrandir son espace, il devient insupportable lorsqu’il est repris par certains adultes. Il est nécessaire de savoir se taire avant que de parler, de savoir parler avant que de chanter, de pouvoir rester assis avant que de danser, et la salle de classe peut et doit être ce haut lieu qui prépare aux métamorphoses… Une tristesse me vient cependant à voir ce jeune homme (dont l’allure a conservé ce léger tangage qui laisse pressentir la possibilité du bond comme une certaine façon de se tenir bien ancré au sol trahit même à terre le marin) s’engouffrer dans ce lieu où il lui faudra rester tout un long jour assis, et je me dis que c’est un triste miracle que de faire de ces félins, de ces gazelles, de ces cabris, des assis.

 

29 mars 2018

 

 © Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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